Difficile de répondre directement, sans hésiter ou au moins peser le pour et le contre à la question : “Aimez-vous le cinéma de Lars von Trier ?”. En 40 ans de carrière et 14 longs-métrages, le réalisateur danois a déchaîné les passions et multiplié les polémiques en secouant sans ménagement le milieu feutré du septième art.
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Cinéaste de la mélancolie, du naturalisme cru et du scandale, Lars von Trier s’est fait une spécialité de heurter le spectateur avec une esthétique déstabilisante, des histoires dérangeantes et un message parfois problématique. Misogynie, pornographie, ultraviolence, harcèlement, célébration provocante du nazisme : la carrière de Lars von Trier est émaillée de polémiques qui ont progressivement entaché sa réputation.
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Mais sur le fond et sur la forme, le cinéaste danois s’appuie sur d’innombrables références culturelles pour justifier ses outrages. Il les parsème autant dans ses films que dans ses interviews et convoque d’autres grands artistes comme inspiration première de son cinéma. Des réalisateurs comme son maître de toujours, Andreï Tarkovski, des peintres comme Jérôme Bosch ou des écrivains comme Bertolt Brecht.
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Si un grand artiste se décrit par sa capacité à bousculer les codes, à déranger, à provoquer parfois jusqu’à l’écœurement, alors on tient en Lars von Trier un cinéaste majeur. Fondateur du mouvement Dogme95 avec Thomas Vinterberg, autre réalisateur danois à qui l’on doit les chefs-d’œuvre Festen, La Chasse ou plus récemment Drunk, il est une figure d’avant-garde qui s’est battu toute sa vie pour faire avancer son art. C’est un homme qui n’a cessé de combattre ses propres démons.
En cela, il deviendra au fil du temps l’un des chouchous du Festival de Cannes avec un Grand Prix du Jury en 1996 pour Breaking the Waves, une Palme d’Or en 2000 pour Dancer in the Dark et trois prix d’interprétation féminine pour Björk, Charlotte Gainsbourg et Kirsten Dunst.
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Il n’y a rien d’étonnant à voir Les Films du Losange nous offrir une rétrospective exceptionnelle du cinéaste danois, quelques semaines seulement après avoir rendu un hommage grandiose à Jean Eustache. On pourrait presque tracer une ligne artistique entre les deux trublions, mettre en miroir leurs destinées chahutées, leurs confrontations avec la critique, le public et le monde.
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On peut voir dans cette nouvelle initiative salutaire une belle opération rachat pour un cinéaste trop facilement balayé du fait de ses dérapages, on peut aussi y voir une célébration du cinéma expérimental dans ce qu’il a de plus beau, dans ses promesses et ses retours en arrières, dans ses erreurs et ses obstinations, dans la fragilité d’une création artistique toujours en mouvement.
Entre idéaux et renoncements, entre passion et polémique : les paradoxes d’une œuvre d’avant-garde
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L’audace, le risque, c’est ce qui définit le mieux le début de carrière de Lars von Trier. Ses premiers films sont ceux qui collent le plus au manifeste du Dogme95 : Element of Crime, Europa ou encore Breaking the Waves. Mais surtout Dancer in the Dark et Dogville sont deux films qu’il faut avoir vus au moins une fois dans sa vie et sont le symbole d’un cinéma qui entend revenir à une sobriété formelle totale pour se focaliser au maximum sur l’expressivité.
Comédie musicale marxiste, Dancer in the Dark (2000) est entrecoupée de chansons et de chorégraphies qui interpellent le spectateur sur les événements désastreux auxquels il assiste. Oubliez l’identification au personnage, Lars von Trier prône la distanciation. Au théâtre comme dans une salle de cinéma, le spectateur doit être actif, se forger une opinion, être conscient qu’il fait partie d’un moment artificiel.
Expérience cinématographique encore plus poussée, Dogville (2003) se déroule entièrement dans un décor minimaliste et artisanal que Lars von Trier nous dévoile volontairement, histoire de bien montrer au spectateur que le cinéma n’est qu’apparence. Sans aucune ambition esthétique, d’un naturalisme cru, filmé caméra à l’épaule, parfois en improvisation totale, ces deux chefs-d’œuvre marquent à tout jamais l’histoire du cinéma.
Dans un autre registre, le triptyque Antichrist (2009), Nymphomaniac (2013), The House That Jack Built (2018), paru plus récemment, symbolise à nos yeux l’engagement corporel que nécessite le cinéma de Lars von Trier. Le réalisateur s’éloigne des idéaux de Dogme95 et tire un autre fil, plus spectaculaire, plus provocant aussi. La profonde dépression qui s’y déploie, la noirceur à toute épreuve, les tortures psychologiques et les corps brisés : ces films sont à voir pour faire l’expérience d’un cinéma viscéral qui vous prend aux tripes, vous écœure jusqu’à la nausée. Relégués au second plan, le propos et l’histoire deviennent accessoires, la provocation prime sur tout.
Et si vous ne deviez en voir qu’un ? De l’avis de tous, Melancholia est le passage obligé de l’œuvre de Lars von Trier, un chef-d’œuvre fascinant qui rassemble toutes les lubies, les contradictions, le génie foutraque du réalisateur. Comment leur donner tort ? Porté par le duo d’actrices éblouissantes Kirsten Dunst (qui obtiendra la Palme d’interprétation à Cannes) et Charlotte Gainsbourg, et grâce à une esthétique à couper le souffle, il se hisse instantanément parmi les classiques du cinéma.
À l’occasion de leur mariage, Justine (Kirsten Dunst) et Michael (Alexander Skarsgård) donnent une somptueuse réception dans la maison de Claire (Charlotte Gainsbourg), la sœur de Justine, et de John (Kiefer Sutherland), son très riche mari. Tout est fait pour que la réception soit divine, mais au fil des minutes, les relations familiales se dégradent et le mariage tombe à l’eau. En cause, deux menaces distinctes qui portent le même nom : Melancholia.
L’une est invisible, c’est le spleen dont est atteinte la future mariée, un état dépressif qui la ronge de l’intérieur. L’autre est juste là, sous nos yeux, c’est cette planète menaçante qui s’apprête à percuter violemment la Terre. Nourri des obsessions du cinéaste pour les poètes romantiques et leur vision du monde teinté de nostalgie et de confrontation avec la nature, le film raconte l’inexorable extinction d’une communauté de privilégiés et plus largement de l’ensemble de l’espèce humaine. C’est un joli programme assez représentatif de la vision du monde déployée par le réalisateur.
Bonne séance !
Infos pratiques
Rétrospective de 14 films en version restaurée à retrouver à partir du 12 juillet dans une sélection de cinémas partout en France.