“Quand Bolsonaro a été élu, je me suis senti comme un habitant de Brooklyn lorsque George W. Bush est arrivé au pouvoir aux USA. La première chose à laquelle j’ai pensé, c’est à une guerre, une guerre armée.” Les mots du rappeur Edgar sont forts, mais retranscrivent bien l’effroi et le désarroi qui s’est emparé d’une partie des artistes activistes brésiliens ce 28 octobre 2018, date du second tour de la dernière élection présidentielle.
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Dans la maison qu’il occupe à São Paulo avec d’autres membres de son collectif d’artistes, il s’épanche sur la situation politique du pays, et décrit la manière dont l’espoir d’un changement de direction politique, plus favorable aux minorités, s’est alors évaporé :
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“Beaucoup de gens ont l’impression qu’un monde entier s’est écroulé avec son élection, mais ce monde était en train de s’écrouler depuis longtemps. En un mois, il a fusionné les ministères de l’Environnement et de l’Agriculture. Cela veut tout dire. Il a aussi retiré des missions du ministère des Droits de l’Homme, celles qui visaient à protéger la communauté LGBTQ+. De même pour les documents de prévention sexuelle. Avec notre collectif, nous continuons à lutter contre cela, pour que les jeunes qui sortent du placard ne soient pas exposés aux maladies sexuellement transmissibles.”
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L’héritage de la dictature
Edgar a connu la rue, l’alcoolisme, la drogue, la violence de son quartier d’enfance. Durant ses concerts, il interroge le public sur les questions écologiques oubliées (c’est peu dire) par la présidence, sur ce modèle de famille idéale blanche que les médias privilégient sans cesse. “J’ai vécu pendant un mois dans une communauté indigène en Amazonie, rappelle-t-il. À cent kilomètres à la ronde, il y avait des champs, les produits agrotoxiques étaient répandus par avion. Les gens qui habitent là se les prennent en pleine gueule. Il y a beaucoup de suicides dans ces communautés, et ça empire.”
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La situation politique actuelle du Brésil est une succession de désillusions pour Edgar et les autres artistes, qui sont entrés en résistance depuis plusieurs mois maintenant. Rendez-vous est donné par Tassia Reis dans un quartier proche du centre de São Paulo, bien loin de celui où elle a vécu. C’est une femme, elle est noire, et issue d’une famille modeste. Sa musique faite de soul et de hip-hop s’imprègne d’un héritage musical contestataire : “À l’école, on ne parle absolument pas de la culture noire, on ne nous apprend pas ce pan de l’histoire.” Résultat, elle a dû se forger ses connaissances toute seule pour pouvoir retranscrire cette culture dans ses textes. “Dans certaines de mes chansons, je parle de la violence en général. Elle peut être policière, liée au trafic… Ce qui est sûr, c’est que dans le quartier d’où je viens ou dans les grandes périphéries de São Paulo, des pans entiers ne sont habités que par des Noirs. Je parle de ce que nous appelons le génocide contre la jeunesse noire : les balles perdues, les règlements de compte, les violences policières… Dans ces quartiers, ce sont souvent les gamins noirs qui meurent à cause de tout cela.”
Jair Bolsonaro n’a pas été élu pour arranger les choses. En tout cas pas ces choses-là, au contraire. Son machisme revendiqué, son racisme aussi, orientent certes les mesures du pays vers l’augmentation du salaire minimum, mais aussi vers le rétablissement de la mémoire de la dictature, chape de plomb qui a recouvert le Brésil de 1964 à 1985. À l’époque, les artistes, et les musiciens en premier lieu, ont été les porte-parole d’une contestation historique, ce qui a valu à plusieurs d’entre eux, comme Caetano Veloso ou Gilberto Gil, d’être emprisonnés à la fin des années 1960. Cette histoire, ce legs, la nouvelle génération en a conscience, et se l’approprie.
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Choquer la famille traditionnelle brésilienne
Comme d’autres, Tassia Reis se produit régulièrement dans des concerts organisés dans la rue. Le président du Brésil, ancien militaire de carrière, n’apprécie que moyennement ce désordre. D’autant que bien des manifestations de la sorte réunissent des travestis, des trans, des LGBTQ+ qui cherchent à s’affirmer dans un pays ou règne une immense hypocrisie. “Le Brésil est un pays où l’on tue énormément de gays et de travestis, mais c’est aussi celui où on se masturbe le plus en les regardant sur les sites porno”, raconte Edgar, qui refuse les étiquettes de genre et de sexualité. Alors quand la chanteuse du groupe Teto Preto, fer de lance de cette scène underground émergente, se produit nue en pleine rue, forcément, ça dérange. D’ailleurs, l’appartement qui leur sert de QG à São Paulo a déjà été investi plusieurs fois par la police, sans qu’ils y trouvent quoi que ce soit de bien probant. Loïc, performer du groupe, raconte :
“Le lendemain de l’élection, nous avons appelé tous nos amis transsexuels, travestis, et nous avons tourné un clip dans les rues de la ville. Notre but, c’était de choquer la famille traditionnelle brésilienne. Il fallait dédramatiser cet événement, au lieu de réagir frontalement, on a fait quelque chose d’assez léger. À travers l’art, nous sommes pacifiques, mais nous savons comment frapper pacifiquement.”
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Le clip de “Gasolina” est parlant : “On voit que je me fais insulter par les policiers qui me disent ‘Casse-toi d’ici, sale gay.’ Le racisme au sein de la police a toujours existé, c’est très répandu, ils ont l’autorité suprême, ils peuvent tuer très facilement. On n’a pas l’impression d’être défendus par ceux qui devraient nous protéger. Je suis étranger, Français, Congolais, Ivoirien, gay, danseur, artiste… J’ai le package complet.”
“À quoi bon être artiste ?“
L_Cio est un producteur de musiques électroniques en pleine ascension au Brésil. Dans sa maison située dans le centre-ville, il est parvenu à s’octroyer une liberté artistique et sociale presque totale. “L’artiste est inarrêtable, estime-t-il. Si nous sommes face à des oppresseurs, face à l’armée, oui c’est difficile, mais nous pouvons résister. Durant la dictature, l’armée était extrêmement puissante, mais les artistes aussi. Il est temps pour le peuple de s’exprimer et de prendre conscience de son pouvoir. Il faut faire face au gouvernement car même s’il n’y a plus cette violence, il utilise d’autres armes : l’image, la communication, les réseaux d’influence… Nous avons la possibilité de prendre le contrôle de la rue et d’y amener notre musique, c’est déjà quelque chose d’énorme.”
Il s’est produit, la veille, dans un squat d’artistes semblable à un club clandestin. C’est via ce genre de soirées qu’il s’est fait un nom. L’héritage dont il parle est capital dans le développement de sa carrière, y compris dans sa relation avec son public. Mais il se méfie de cette proximité avec les gens qui écoutent sa musique. “Internet est dangereux, assène-t-il. Un jour, j’avais posté un message sur les réseaux disant que le fait que les militaires soient autant armés, qu’il y ait tant d’armes dans les rues, me choquait. Quelques personnes n’ont pas apprécié, m’ont dit que je n’avais pas à parler de cela et qu’ils allaient arrêter d’écouter ma musique. Mais je parle de la vie, de sa violence, ça n’est même pas politique. Si je ne peux plus dire cela, à quoi bon être artiste ?”
Programmés cet été en France
Ces questions, le groupe Teto Preto les a réglées depuis longtemps. Chez eux l’activisme et l’art ne font qu’un. Ils choquent, provoquent, interpellent, le tout dans un contexte où deux assassinats successifs ont touché leur communauté : celui de Marielle Franco, élue municipale à Rio de Janeiro, bisexuelle et militante pour les minorités, tuée le 14 mars 2018, et celui de Matheusa Pasarelli, survenu le 29 avril de la même année. “C’était une transsexuelle, elle travaillait dans la même agence de mannequins que moi, explique Loïc. La dernière fois qu’on s’est vus, c’était aux castings de la fashion week de São Paulo. Elle est rentrée, et quatre jours après, on retrouvait son corps brûlé dans une favela. Nous avons dédié notre morceau “Bate Mais” à Matheusa et Marielle. La première phrase dit : ‘Vous voulez me voir au sol, mais pas sans que je souffre.’ C’est une référence directe.”
La situation n’est pas prête de s’améliorer. Mais Edgar, Teto Preto, L_Cio et Tassia Reis, qui seront d’ailleurs tous présents au festival Les Escales de Saint-Nazaire du 26 au 28 juillet, n’ont pas prévu de baisser les bras, et ne sont que la face émergée d’un gigantesque iceberg. Dans la digne tradition musicale brésilienne, ils sont les fers de lance d’une nouvelle génération qui a elle aussi son combat. Celui de contrer la politique de Jair Bolsonaro par l’art. Une lourde, très lourde tâche.