Où va notre chagrin quand un être cher meurt de l’autre côté du monde ? Dans un espace vide ballotté entre deux rives, sûrement. C’est cet espace vide, cette distance qui sépare Oleñka Carrasco du deuil de son père, mort au Venezuela le 9 juin 2020, qui est au cœur de son exposition “Patria”. L’artiste vénézuélienne a quitté son pays d’origine en 2003. Elle a vu son père pour la dernière fois lors d’un voyage en 2015. “Il a duré exactement deux semaines, les images de cette série sont les toutes dernières images que j’ai faites de mon pays, de mon père”, écrit-elle à propos de sa série Le Dernier, accompagnée de ces mots inscrits sur un mur détérioré : “Papa, pardonne-nous de t’avoir laissé là-bas.”
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Depuis 2002, son pays souffre d’une tentative de coup d’État, d’un effondrement économique, de corruption et d’une hyperinflation mortelle, plongeant le peuple dans une précarité et une famine qu’il n’avait jamais connues auparavant. “La mère d’Oleñka a perdu 25 kilogrammes entre 2015 et 2022, lorsqu’elle quitte le pays. Avant de mourir, son père devait parcourir 3 kilomètres à pied pour se rendre au dispensaire de Barrio Adentro afin d’obtenir un simple inhalateur pour l’asthme”, détaille la journaliste Saraï Suarez dans un des textes de l’exposition.
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“Comment photographier la distance ?”
À la mort de son père, l’artiste fait très vite le lien entre le déclin de son pays et sa perte intime. Elle traverse alors deux deuils : dire au revoir à son père et vivre loin de son pays d’origine. “Le 9 juin 2020, j’ai reçu un appel. De ce côté-ci de l’Atlantique, il devait être 10 heures, oui, il devait être 10 heures. – Il est mort, m’a-t-elle crié. – Je l’ai trouvé mort”, écrit Oleñka Carrasco dans ses notes tapées à la machine à écrire.
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“Quand j’ai appris la mort de mon père au Venezuela, je me trouvais à Saint-Jory, une ville à 20 kilomètres de Toulouse. Bien que tout mon confinement se soit bien passé avec ma petite famille, à Paris, en juin 2020, une première possibilité de voyager dans le pays s’est ouverte, nous sommes allés à la maison d’enfance de mon compagnon. Cette maison n’était pas ma maison d’enfance, ni ma propre maison. Ce jour-là, j’ai commencé à compter sans arrêt les kilomètres qui me séparent de mon pays, de mes êtres chers. J’ai senti le poids de l’exil”, confie-t-elle plus loin, sous une autre photographie exposée.
Parmi les éléments qu’Oleñka donne à voir, des textes, des notes tapées à la machine à écrire sous forme de calligrammes parfois, des cartographies qui montrent la distance entre la France et le Venezuela, des retranscriptions audio, son carnet de recherches, des photos de famille, les dernières de son papa, d’autres en noir et blanc plus abstraites, des silhouettes découpées du décor, des portraits de ses proches exilées en Europe ou aux États-Unis, indiquant le poids de leurs effets personnels, les kilomètres parcourus, leur situation actuelle et l’annonce immobilière de leur bien vendu pour quelques bolivars avant de partir.
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Durant ce travail d’archivage douloureux, Oleñka Carrasco s’est replongée dans ces images, ces vidéos, ces audios et ses propres conversations WhatsApp, à la recherche d’un “bruit de fond”, du “bruit” de son pays qui lui manquait, qu’elle ne pouvait atteindre qu’à travers un écran de “5 ou 6 pouces”. Elle dit avoir reçu 3 kilogrammes d’archives autour desquelles elle a pu travailler, d’abord dans la “destruction”, puis dans le besoin préservation, de classification, de conservation. Et c’est à travers ce même téléphone “de 5 ou 6 pouces” qu’elle a pu assister à l’enterrement de son père : la vidéo des funérailles, qu’elle a reçue sur WhatsApp, dans ce pays où “il y a tellement de morts que les cimetières ne sont pas terminés à temps”, est aussi exposée.
“J’entends la voix de ma mère craquer, je vois son visage à travers l’insignifiant écran de mon téléphone portable. En arrière-plan, tout était flou, je ne pouvais distinguer que l’orange si caractéristique de la terre, le vert luxuriant des plantes tropicales. Je suis à des millions de kilomètres de distance. […] C’est comme si toutes les images que ma mémoire essaie de récupérer s’effaçaient peu à peu”, écrit l’artiste.
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La reconstruction d’une maison
L’artiste nourrit également une obsession pour la maison, en tant qu’objet, en tant qu’idée. Le lieu de l’exposition est d’ailleurs bien choisi : elle se tient dans un des appartements désaffectés de Croisière, maison-galerie des Rencontres de la photographie d’Arles. “Je me lève au milieu de la nuit, je me transforme en pluie, je deviens une vieille baraque pleine de trous”, écrit-elle sur une feuille exposée.
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L’idée de cette “vieille baraque pleine de trous”, on la retrouve dans le titre de sa série Maison prêtée pour un deuil. Elle revient plus loin : “Je cligne des yeux, je sens la pluie s’installer dans mes pupilles. Je regarde autour de moi, je suis dans la maison d’un autre, et ici, à des kilomètres de distance, je vais devoir m’accrocher à cela, aux souvenirs des autres, aux expériences des autres, pour faire le deuil, ton deuil.” Ou encore : “Au fond, dans la maison de l’enfance, NOUS nous ressemblons TOUS, n’est-ce pas ?”
Dans ce projet, Oleñka Carrasco entend mener une “réflexion autour d’une possible reconstruction alchimique, à travers les couleurs, les montagnes, les collages de [sa] mémoire, et d’une façon plus large, la mémoire de [sa] famille”. Sa série La Casa Corrosive illustre bien ce processus, puisqu’elle applique sur des images des jets d’encre et un traitement corrosif qui vient les altérer. C’est une sorte de “fragmentation” de sa matière mémorielle.
“Durant les six mois qui ont suivi la mort de mon père, en 2020, j’ai commencé à collecter de façon obsessionnelle des archives de ma maison d’enfance au Venezuela qui m’étaient envoyées par mon frère via WhatsApp. Quand je les regardais, je me sentais complètement étrangère à ce lieu. Une seule chose restait vivante dans ma mémoire : les couleurs des tropiques. Je voulais reproduire, dans un geste de plasticienne, le terrible sentiment d’oublier mon pays. ‘Árbol’, la première image travaillée au corrosif, est née. Elle était monstrueuse et sublime, une métaphore, un cri, la fragmentation de ma mémoire”, explique-t-elle.
300 grammes de terre issue de sa maison d’enfance sont tout ce qu’il lui reste, en héritage, de son pays, comme un dernier souvenir. Elle a placé ces quelques grammes dans une boîte réutilisée de Vicks VapoRub, “qui a voyagé à travers l’océan dans l’unique valise de 22 kilogrammes que ma mère pouvait porter avec elle et dans laquelle toute une vie vénézuélienne a été emballée”. Cette œuvre, elle l’appelle “mon Petit Pays“. Après notre visite, nous sommes chamboulées et sûres d’une chose : si un prix devait être remis à l’issue du festival d’Arles, il irait dans notre cœur à Oleñka Carrasco.
L’exposition “Patria” d’Oleñka Carrasco est à voir à Croisière lors des Rencontres de la photographie d’Arles jusqu’au 24 septembre 2023.