Cette année, Konbini et votre humble serviteur se sont rendus au Festival international du film fantastique de Gérardmer, dans les Vosges. Malgré le froid mordant, le brouillard angoissant et des pluies diluviennes (OK, on force un peu le trait, mais vous avez l’idée), on a assisté à une quinzaine de projections à travers une sélection éclectique, internationale et toujours très qualitative. Et pour ça, on s’est faufilés à l’Espace Lac parmi un public de Gérômois et Gérômoises chaud bouillant et même “le meilleur du monde dans les festivals de genre” selon le réalisateur sud-coréen Jason Yu, primé par le jury pour son film Sleep.
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Et justement, le thriller génial du cinéaste fait partie de notre liste de coups de cœur de cette 31e édition du Festival de Gérardmer. Vous y retrouverez aussi un film argentin sadique, gore et donc forcément jouissif, un huis clos franco-marocain intimiste et percutant sur le confinement, une relecture portugaise et référencée du mythe de la sorcière et un anti-film de genre français, féministe et brillant qui, on l’espère, devrait marquer le cinéma de 2024.
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“It’s alive”, alors tous en salle !
#1. Roqya de Saïd Belktibia
Pour élever son fils après son divorce avec un ex violent, Nour vit de contrebande d’animaux exotiques dans la banlieue parisienne. Un business risqué mais rentable et qui la passionne qui lui vaut cependant la réputation de sorcière parmi sa communauté. Nour et son fils Amine passent un cap quand ils lancent une application de prises de rendez-vous avec des chamans et autres “roqya”, des guérisseurs du mal musulmans qui font appel à un rituel d’invocation. Mais lorsqu’une consultation tourne au drame, Nour est séparée d’Amine et se retrouve traquée par les habitants du quartier en quête de justice. Pour prouver son innocence et récupérer son fils, elle devra se battre à l’aide de magie noire – ou plutôt de coups montés ingénieux.
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On ne pensait pas sortir d’une projo de Gérardmer en ayant le cœur lourd ni même des tremblements dans le corps et des larmes plein les yeux, et pourtant, Roqya nous a pris complètement au dépourvu. C’est un très, très grand premier film, d’une intelligence, d’une justesse et d’une modernité dans l’écriture, qui, on l’espère sincèrement, le propulsera également jusqu’au tapis rouge de Cannes. Saïd Belktibia, membre du collectif Kourtrajmé, met en scène une véritable chasse aux sorcières ; pas de celles dont on entend parler de façon galvaudée dans les médias de droite et par des hommes douteux accusés de violence envers les femmes mais plutôt comme un pamphlet féministe d’une puissance renversante et qu’on a pris en pleine poire avec beaucoup d’empathie et d’émotion.
Il faut le reconnaître, Saïd Belktibia nous a bien eus avec Roqya, un anti-film de genre qui désamorce le fantastique au profit d’un discours social engagé et mené de bout en bout. Il offre à l’actrice Golshifteh Farahani, sublime, intense, bouleversante, déjà iconique sorcière 2.0, un rôle incisif et d’une pertinence folle à l’ère post-#MeToo. Aux côtés de l’actrice, le réalisateur embarque le jeune comédien Amine Zariouhi (doué du “syndrome Riz Ahmed”, car bonne chance pour résister à ses yeux d’obsidienne naturellement larmoyants, perçants et émouvants) et Jérémy Ferrari, surprenant dans un rôle de masculiniste à contre-emploi total de sa carrière au cinéma, qui incarne une parfaite et détestable figure d’antagoniste.
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Si on salue l’écriture vraiment exceptionnelle de Roqya, il faut également souligner le talent de Saïd Belktibia avec sa caméra. L’intelligence et la sensibilité du réalisateur se ressentent d’abord par la tendresse et l’amour pour le quartier défavorisé qu’il filme, toujours éclairé à la perfection par Benoit Soler qui, sans exagérer, nous fait du Darius Khondji par moments. Ensuite, elles se perçoivent dans la dichotomie de mise en scène des séquences violentes. Ces dernières, quasi inhérentes au cinéma d’horreur et de genre, sont toujours filmées hors champ dans Roqya, comme un clin d’œil aux spectateurs et spectatrices de l’illusion presque réaliste permise par la magie du cinéma, sauf dans une scène particulière et loin d’être anodine, venant décupler son impact auprès du public.
Dans la séquence en question, Nour se fait violemment agresser par un groupe d’hommes en colère qui lui volent son argent, enlèvent son fils et la tabassent sans pitié. Cette fois, la caméra du réalisateur se pose au plus proche, comme un témoin oculaire, de cette violence démesurée et choquante envers cette femme. La magie du cinéma dont on parlait précédemment bascule dans une autre dimension, celle du réalisme, celle de la vérité. Il n’y a plus de divertissement, plus d’illusion aucune, seulement un acte odieux et malveillant qui prend vie devant nos yeux – et se déroule certainement quotidiennement pour les femmes du monde entier.
Avec une certaine sensibilité qu’on pourrait de surcroît qualifier de féminine et sans aucune fascination mal placée pour cette violence misogyne, Saïd Belktibia dévoile la réalité d’un monde sexiste et ultra-brutal à l’égard des femmes. Et bordel, que ça fait mouche dans un film aussi juste et perspicace sur ce sujet hyper actuel, qui plus est décrypté du point de vue d’un réalisateur masculin. Si Roqya est bien un anti-film de genre, l’horreur surgit subitement face aux hurlements de souffrance et de détresse de Nour, à terre et assénée de coups seulement parce qu’elle serait une sorcière, sûrement, entre les lignes, car c’est une femme qui a osé s’opposer aux hommes. Saïd Belktibia conclut cette séquence vibrante et douloureuse par un plan large glaçant, criant de vérité, alors que des passants défilent à côté de Nour sans lui adresser un seul regard, comme s’il avait la volonté de briser le quatrième mur et d’interpeller les spectateurs et spectatrices de son film pour les prévenir qu’ils peuvent aussi être, voire ont déjà été, les spectateurs et spectatrices insensibles d’une telle violence faite aux femmes.
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Dans une conclusion plus légère, optimiste et très émouvante, Saïd Belktibia dédie Roqya à sa maman. Mais nous ne sommes pas dupes face à son cinéma malin, bienveillant et surtout ultra-pertinent : le réalisateur adresse son film et son message cathartique à toutes les mamans du monde, et même encore plus globalement à toutes les femmes qui souffrent, accusées d’être des “sorcières” simplement parce qu’elles ont un jour souhaité s’affirmer face aux hommes. Il aurait pu faire de Nour une martyre tragique, mais il confirme sa justesse d’écriture jusqu’au bout en faisant d’elle une combattante et une figure d’empouvoirement féminin. Et de résumer ce propos féministe et galvanisant en une réplique cinglante, jouissive, alors que Nour empoisonne l’un de ses agresseurs avec une grenouille venimeuse avant de le regarder agoniser : “Je t’avais dit de ne pas toucher aux filles, elles sont dangereuses.”
Roqya arrivera dans nos salles obscures dès le 15 mai 2024.
#2. Amelia’s Children de Gabriel Abrantes
Edward est un immigré portugais qui vit à New York depuis plusieurs années avec sa petite amie Riley. Heureux dans sa vie, il est toutefois à la recherche de sa famille qu’il n’a jamais connue, persuadé de ne pas être orphelin comme on voudrait lui faire croire. Grâce à une application dernier cri, il parvient finalement à trouver une trace de son ADN dans une riche famille basée au Portugal. Edward et Riley s’y rendent et tombent sur un manoir gigantesque et sublime, perdu dans les montagnes de la péninsule Ibérique. Là, Edward apprend avec surprise qu’il a un frère jumeau et que sa mère est toujours vivante. Mais cette nouvelle famille, au comportement louche, voire macabre, cache aussi de terribles secrets que les amoureux vont découvrir au péril de leur vie.
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Alerte sensations fortes. Amelia’s Children est un film d’horreur calibré pour les séances flippantes en salle et entre potes, mais avec une petite touche d’originalité et de sujets dérangeants en plus. Le réalisateur Gabriel Abrantes recrache des années de cinéma de genre digérées dans son film, via un patchwork qui réunit le meilleur des productions Blumhouse mais aussi de sagas populaires comme Conjuring, voire de chefs-d’œuvre intemporels type Shining. Avec la thématique des jumeaux, du manoir paumé en montagne et de la folie progressive qui s’empare des personnages, on pense forcément au film culte de Stanley Kubrick, et on n’a pas peur de le dire.
Gabriel Abrantes maîtrise l’art des jump scares et se la joue même John Carpenter en composant lui-même les morceaux envoûtants d’Amelia’s Children. Il pioche allègrement dans le folklore portugais et le mythe de la sorcière pour en proposer une relecture haletante quoique un peu prévisible, même si le film bascule vers une posture féministe convenue mais bienvenue dans sa seconde partie. Edward, avec sa quête héréditaire, se retire du premier plan au profit de sa copine Riley, interprétée avec force par Brigette Lundy-Paine (Atypical). Elle se transforme alors en final girl badass et incrédule, ce qui n’a pas manqué de susciter les applaudissements admiratifs et enthousiastes du public dans une séquence de course-poursuite à la conclusion jouissive.
En évitant la surenchère à l’américaine de twists et de monstres toujours plus spectaculaires (et souvent débiles) dans les grosses productions du genre, Gabriel Abrantes donne vie à un film d’horreur malin, divertissant et ultra-référencé (même si le côté patchwork pourra sûrement rebuter une partie des spectateurs et spectatrices).
La fin, qu’on évitera soigneusement de spoiler, se termine sur une touche de poésie macabre qui rendrait (presque) la consanguinité… sexy. Par ailleurs, on restera encore longtemps tourmenté par le visage déformé d’Amelia (et par le jeu stupéfiant de son interprète, Anabela Moreira) qui, il faut le reconnaître en tant que Français, ressemble à un amalgame aussi risible que lugubre (et sûrement involontaire) entre Michael Jackson, Teddy Perkins dans la série Atlanta et, sans vouloir manquer de respect à la Première dame de l’Hexagone… Brigitte Macron. Si ça, ça ne vous donne pas envie, je ne sais pas quoi vous dire d’autre.
Amelia’s Children arrivera dans nos salles obscures dès le 31 janvier 2024.
#3. When Evil Lurks de Demián Rugna
En Argentine, dans un petit “pueblo” isolé et pastoral, deux frères enquêtent sur la mort brutale d’un exorciste, dont le cadavre a été retrouvé coupé en deux. Leur investigation les mène jusqu’à une petite maison où survit difficilement un homme infecté, au corps purulent et en putréfaction, car possédé par une entité démoniaque. Rapidement, le mal qui habite la victime se répand dans le village et s’accompagne de signes sataniques et de phénomènes surnaturels mortels pour les contaminés.
When Evil Lurks, ou de son titre espagnol original Cuando acecha la maldad, s’est imposé comme le film choc de cette 31e édition du Festival de Gérardmer. Le réalisateur chevronné Demián Rugna nous jette sans filet de sécurité dans son univers sadique, gore et vraiment crade par moments à travers une mise en scène léchée et une représentation de la violence aussi graphique qu’imprévisible et irrévérencieuse. When Evil Lurks propose une étude viscérale du mal qui se propage comme une épidémie en contaminant notamment les enfants, symboles de pureté et d’innocence, transformés ici en réceptacles du diable dans un malaise palpable et ouvertement provocant.
On s’interroge parfois sur la nécessité de filmer des séquences aussi gores (mais, il est vrai, jouissives) et sur le sens que le réalisateur veut donner à cette violence, peut-être gratuite par moments. Heureusement, ces scènes insoutenables s’insèrent parfaitement dans son cinéma outrancier, impeccablement incarné par des acteurs talentueux. Pedro et Jaime, les deux frères au centre de l’histoire, ressemblent à des rednecks américains en guerre contre la technologie et le nouveau monde, comme en témoignent les sept “règles” capitales de cet univers pour échapper au mal et ne pas être possédé (notamment ne pas utiliser d’armes à feu ou d’électricité, comme un hommage de Demián Rugna à sa campagne pure et enfantine, souillée par la surexploitation des richesses naturelles).
On a parfois l’impression d’assister à une version prestige de la saga Destination finale (j’assume cette réf désuète, déso) tant les morts plus sanglantes et écœurantes les unes que les autres s’enchaînent, dans un long-métrage qu’on pourrait décrire de “feel bad movie”. On ressort de When Evil Lurks aussi écorché que ses héros taiseux et renfrognés, avec toutefois une petite sensation d’inachevé, comme si Demián Rugna venait de créer un monde maléfique et glauque dont on ne peut plus se détacher. Du cinéma de sadique pour les sadiques, où on adhère de plein gré à cette secte diabolique et jubilatoire.
When Evil Lurks arrivera dans nos salles obscures dès le 17 avril 2024.
#4. Sleep de Jason Yu
Soo-jin et Hyeon-soo forment un jeune couple très amoureux et sont en passe de devenir parents. Mais leurs nuits sont très perturbées par les troubles du sommeil paradoxal, plus communément appelés crises de somnambulisme, du mari, qui mettent sa vie et celle de sa femme en danger. Pour soigner ce mal de plus en plus intense et inconfortable, le couple enchaîne les médecins et les traitements, sans succès. Épuisée et inquiète pour leur enfant à venir, Soo-jin commence à croire que son époux est en réalité possédé par le fantôme d’un homme dont elle aurait brisé le cœur par le passé.
Depuis sa première projection au Festival de Cannes 2023 (dans les sélections Semaine de la critique et Caméra d’or), Sleep accumule les nominations dans de prestigieuses cérémonies : les Blue Dragon Awards et les Grand Bell Awards en Corée du Sud, le TIFF au Canada et Gérardmer en France, donc, où il a reçu le Grand Prix du Jury. Il faut dire que son jeune réalisateur, Jason Yu, suscite l’intérêt du public par son historique en tant qu’assistant réalisateur de… Bong Joon-ho. Et aucun doute à avoir après le visionnage de son premier film : Jason Yu a tiré d’excellentes leçons de mise en scène sous la direction du cinéaste coréen mondialement renommé.
En préambule de la projection, Jason Yu annonce sur scène que son long-métrage serait un “film d’horreur feel good”. Une description aussi étrange que décalée, qui prend tout son sens dès le premier chapitre (Sleep est découpé en trois parties) de l’œuvre. Par son duo d’acteurs ô combien attachants, Jung Yu-mi (Dernier train pour Busan) et Lee Sun-kyun (Parasite, décédé tragiquement en décembre dernier), Sleep nous fait passer par un tas d’émotions, dont l’humour, toujours bien senti, qui rend l’amour de ce couple aussi palpable que déchirant lorsque la version possédée de Hyeon-soo se réveille la nuit pour hanter le quotidien de sa compagne et de leur nourrisson.
À l’aide d’une mise en scène ultra-fluide et épurée, Sleep nous plonge dans les crises d’insomnie et de panique de Soo-jin. Le spectateur vit le désarroi de ce couple à travers les yeux de la jeune femme, alors qu’elle sombre peu à peu vers la folie suite au manque de sommeil et à l’angoisse maternelle constante de protéger son bébé. Tout le long, le film joue de façon ludique et crescendo sur cette frontière entre surnaturel et réalité : Hyeon-soo souffre-t-il seulement d’une version aigüe de somnambulisme ou est-il vraiment hanté par un fantôme revanchard ? La réponse n’est jamais clairement exprimée et c’est tant mieux pour la tension du film qui ne se relâche jamais tout en nous proposant une déclaration d’amour à la vie de couple qui nous a émus aux larmes.
Sleep arrivera dans nos salles obscures dès le 21 février 2024.
#5. La Damnée d’Abel Danan
Yara est une jeune étudiante marocaine qui s’installe à Paris pour aller à l’université. Pas de chance, elle débarque dans la capitale française pendant la pandémie de Covid-19 (appelé virus zéro dans le film) et souffre de phobie sociale à cause des visions cauchemardesques qui hantent ses nuits. Rapidement à court de médicaments et terrifiée à l’idée de sortir, Yara préfère rester confinée avec ses démons qui ont de plus en plus d’emprise sur elle, jusqu’à la pousser au bord de la folie.
La Damnée est un film qui a vu le jour avec plusieurs années de retard, comme le confiait le réalisateur Abel Danan sur la scène du festival. Aussi, le long-métrage propose en apparence un petit air de suranné par son approche tardive sur les sujets de l’isolement et du confinement. Sauf qu’en réalité, il réveille instantanément les traumatismes que nous avons vécus pendant cette période étrange et inquiétante, dans un huis clos intense porté par une Lina El Arabi (vue dans les séries Philharmonia et Family Business) littéralement possédée par son rôle d’étudiante esseulée en proie à des visions horrifiques.
Le film repose principalement sur son interprétation impériale de ce personnage torturé, entre souvenirs du passé traumatisants qui refont surface et réalité alternée par le manque (ou la prise, justement, car le film instaure judicieusement le doute dans notre esprit) de ses médicaments censés apaiser ses crises. La Damnée se déroule dans une caverne de Platon très restreinte, mais brille par ses idées de mise en scène inventives basées sur le temps qui passe et les notions d’enfermement et de cycle. C’est simple, flippant et intimiste à la fois, malgré un scénario assez basique et de rares incohérences visuelles.
Le (très) jeune et touchant réalisateur franco-marocain Abel Danan s’appuie sur le riche folklore marocain pour proposer une histoire de sorcière aussi émouvante que terrifiante, sans jamais tomber dans la surenchère d’effets horrifiques. Un premier film maîtrisé et inspiré, qui parle avec justesse de santé mentale post-Covid-19, alors même que, comme Yara et sa phobie de l’extérieur, on en vient à se demander si nous aussi on est bien sortis de chez nous. Ou, plus métaphoriquement, comme veut nous faire comprendre le film, si on a bel et bien survécu à cette période d’angoisse et d’incertitudes que fut la pandémie avec ses confinements.
La Damnée arrivera dans nos salles obscures dès le 9 octobre 2024.