Vous vous souvenez sûrement de ces images, fascinantes, de tableaux de Van Gogh prenant vie. La Passion Van Gogh, avant d’être un long, a été une bande démo, une bande-annonce qui a connu un buzz dingue à travers le monde, permettant à DK et Hugh Welchman de donner vie à leur idée saugrenue : faire un long-métrage d’animation où chaque image serait une peinture à l’huile façon Van Gogh.
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Projet casse-gueule, complètement fou, mais qui a été un carton. Il n’était plus qu’une question de temps avant que le binôme ne reparte à l’attaque avec un autre projet. Similaire sur la forme, différent sur le fond, La Jeune Fille et les Paysans, adaptation du prix Nobel de littérature de 1924 signé Ladislas Reymont, garde cette animation en peinture mais quitte l’onirisme d’un Van Gogh, cherchant plus dans une forme de réalisme.
Ancré dans la Pologne du XIXe siècle, ce récit d’émancipation d’une paysanne face au patriarcat d’une société traditionnelle n’est pas qu’une claque visuelle mais est aussi une histoire déchirante, bouleversante. Difficile néanmoins de ne pas s’émouvoir derrière le processus créatif dingue.
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Nous avons rapidement échangé avec l’un des coréalisateurs du projet pour qu’il nous raconte, concrètement, comment on donne vie à des peintures. Et on vous prévient : le voyage n’est pas de tout repos.
Konbini | Pour commencer, comment expliqueriez-vous à quelqu’un qui lit cette interview, qui ne connaît pas votre processus, comment vous faites vos films d’animation ?
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Hugh Welchman | On fait le film trois fois. La première fois, on fait en live action, on le tourne principalement en fond vert, même si, pour ce film, à l’inverse de La Passion Van Gogh, on a aussi eu des plans en extérieur pour l’ampleur – pour la bataille, on a eu soixante-quatre acteur·rice·s, douze chevaux, six caméras, donc évidemment, ça ne rentrait pas dans un studio.
Puis, une fois que c’est tourné, on le monte en ajoutant des fonds en matte painting, des peintures de référence, combinés avec de l’animation numérique en 2D et 3D. Pour les gens en arrière-plan, les animaux (tous ne sont pas réels), la météo. Et le montage nous permet de couper et d’aller à l’essentiel de ce qu’on a tourné – on avait un premier montage de 2 heures et 30 minutes.
Puis, après qu’on a tout ça, on repeint tout le film. De la peinture à l’huile sur toile. Mais cette fois, on a ajouté une étape supplémentaire. Parce qu’avec La Passion Van Gogh, ça nous prenait en moyenne 2 heures et 30 minutes par image, par peinture. Mais avec La Jeune Fille et les Paysans, ça nous prenait 5 heures par image, parce que le style réaliste est bien plus difficile à faire. Il y a beaucoup plus de détails, il faut lisser la couleur. Donc on l’avait budgeté comme étant 30 % plus difficile à faire que La Passion Van Gogh. On a alors ajouté une étape au processus, comme ce que faisait Disney à l’époque, à savoir des “in-betweenings” [intervalles, ndlr]. Donc les peintures devenaient les images importantes pour l’animation, et entre chaque peinture, on créait une image digitale mêlant les deux peintures. On avait 40 000 images à peindre à la main, et donc 40 000 images digitales intervalles.
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Donc voilà, on fait le film trois fois. Mais c’était d’une tout autre ampleur comparé à La Passion Van Gogh, parce qu’il fallait donner vie à des portraits, donc c’était un film très statique – c’était l’idée en tout cas, parce qu’à l’époque, ça nous prenait cinq fois plus de temps de faire des plans en mouvement que des plans fixes. Mais quand on a commencé à tourner La Jeune Fille et les Paysans, on a compris que ce n’était pas la bonne direction artistique pour atteindre le cœur émotionnel du récit. Ce n’était pas la bonne cinématographie. On voulait une caméra bien plus mobile, qu’elle aille à l’intérieur des batailles, des combats, des passions, très proche, et qu’elle bouge avec les personnages. On a donc dû apprendre à peindre le mouvement et l’émotion. C’est donc une tout autre échelle.
Sur La Passion Van Gogh, on avait une ou deux personnes au maximum dans chaque plan. Ici, on a des mariages, des batailles, avec des foules.
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Comment ne pas perdre l’aspect peinture de ces intervalles numériques ?
Pour ces intervalles, on a eu une équipe d’animateurs qui étaient également peintres sur le film. On avait une centaine de personnes dans l’équipe numérique. Toutes n’étaient pas peintres, mais presque. Donc le processus de recherche a consisté à garder cette touche. On a dû tout créer. On a travaillé sur Photoshop, After Effects, et plus encore, pour trouver le bon procédé. Mais une fois qu’on avait la bonne recette, chaque intervalle prenait cinq fois moins de temps qu’une peinture à l’huile.
Combien de peintres aviez-vous pour donner vie à La Jeune Fille et les Paysans ?
Au total, on a eu 130 peintres qui travaillaient sur le film, mais pas en même temps. On a eu, à un moment donné, quatre-vingts peintres en simultané, quand les studios travaillaient en pleine capacité. Mais sur la centaine de personnes ayant travaillé sur les intervalles, vu que cela intervenait en fin de processus, on avait beaucoup de peintres qui avaient terminé leur travail sur toile, en fait.
Ça paraît beaucoup, mais c’était un processus très intense. On avait beaucoup à faire. Mais au-delà de ça, si on inclut la partie live action, on a eu au total 400 personnes qui ont travaillé sur le film. Ce n’est pas tant, comparé à d’autres films, d’animation ou non. Mais on avait un budget plus serré, surtout vu son ambition.
Juste pour se faire une idée, combien d’années a-t-il fallu pour faire La Passion Van Gogh et celui-ci ?
La Passion Van Gogh, ça nous a pris sept ans, mais on inventait des méthodes de production de zéro, et puis ç’a été très long à financer, parce que tout le monde nous pensait fous ou pensait que c’était un projet risqué car inédit. Même les financiers qui aimaient le projet et le trailer étaient un peu peureux, car il n’y avait pas d’exemple pour voir la viabilité du projet. On a réussi à avoir 5 millions de dollars, alors que celui-ci nous a coûté 9 millions. On a eu plus parce que le premier a été un grand succès.
Celui-ci nous a pris quatre ans, mais il devait être fait en deux ans et demi. Sauf qu’on a eu des problèmes avec le Covid-19 et la guerre en Ukraine. Un de nos studios était à Kyiv. On a eu deux fermetures à cause de la pandémie, dont une d’un an, et puis, quand la Russie a envahi l’Ukraine, on a perdu notre studio. On a réussi à le faire rouvrir et le remettre opérationnel quasiment un an après. Et c’était notre deuxième plus gros studio, un quart du film devait être peint là-bas. Quatre ans, donc, ce qui reste plus rapide que La Passion Van Gogh. Il faut se dire qu’on a financé celui-ci bien plus facilement, même si on a perdu une partie de notre budget qui venait d’Ukraine. Sans parler du fait que les fermetures ont causé une augmentation du budget…
Mais pour répondre plus précisément, la phase de peinture sur huile nous a pris trois ans. À cause du Covid-19, au départ, on n’a eu que cinquante personnes qui pouvaient peindre. Puis c’est monté, mais ça a pris du temps.
Comment avez-vous vécu la guerre en Ukraine, avec ce studio qui était si important dans votre processus de création et beaucoup d’artistes situés là-bas ?
Le jour où la Russie a envahi l’Ukraine, on a acheté des billets de train pour tous nos peintres pour nous rejoindre en Pologne. Mais les hommes ont dû rester, parce qu’ils étaient en âge de rejoindre l’armée. La plupart des peintres femmes sont arrivées en train à la frontière, et les gens de notre studio sont allés les chercher pour les ramener chez nous. La plupart de celles-ci n’avaient qu’une valise, certaines étaient venues avec leurs enfants, deux sont venues avec leurs parents âgés, donc on a dû leur trouver de la place. Pour les loger, pour scolariser leurs enfants, et pour qu’elles puissent travailler aussi dans de bonnes conditions.
Et, bizarrement, cela a eu un effet positif sur notre studio polonais, parce qu’au début, tout le monde comparait notre nouvelle production avec ce qu’on avait fait sur La Passion Van Gogh. Et avec le Covid-19, on était plus séparés, les artistes qui bossaient à l’étranger et qui devaient venir en Pologne ont dû rester chez eux, les prix explosaient, tout le monde se sentait assez mal. Et d’un coup, on a eu ces trente peintres ukrainiennes qui avaient la motivation, qui voulaient en découdre, qui étaient contentes d’être ici et pas en zone de guerre. Alors même que certaines avaient perdu leur maison dans les bombardements. Et ça a généré, oui, en plus de la solidarité, un sursaut de motivation. Et elles étaient de la famille.
Et c’était frustrant pour ceux qu’on n’a pas pu ramener. Il nous a fallu quatre mois pour que le propriétaire du studio accepte de rouvrir les locaux, et six mois de plus pour trouver une solution pour que l’électricité revienne… Certains mettaient deux heures pour venir et ne pouvaient travailler que deux heures parce qu’il faisait nuit après…
C’était vraiment compliqué.