3 projets puissants de Niki de Saint Phalle à voir après votre visionnage du film Niki (qui ne montre aucune de ses œuvres)

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

© Wild Bunch Distribution

La réalisatrice Céline Sallette a relevé le défi de faire un film sur Niki de Saint Phalle sans pouvoir montrer d’œuvres de l’artiste, et c’est très réussi.

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Niki, le biopic de Céline Sallette qui sort en salle le 9 octobre, est un bel hommage à l’artiste franco-états-unienne Niki de Saint Phalle. Nous y suivons une Niki incarnée par Charlotte Le Bon (qui signe ici l’un de ses plus beaux rôles) durant les années de basculement de sa vie d’épouse, mère et maîtresse à sa vie d’artiste : ses premiers élans créatifs, ses rencontres décisives avec les artistes Joan Mitchell, Eva Aeppli et Jean Tinguely (avant qu’il ne devienne son nouvel amour), sa séparation avec son mari Harry Mathews, sa lutte contre la violence des hommes et surtout, contre la résurgence d’un traumatisme d’enfance qui lui a valu plusieurs internements à l’hôpital psychiatrique.

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Ce traumatisme remonte à travers des souvenirs qui reviennent en flash, ces couteaux qu’elle cache sous son lit conjugal, qui touille une citronnade ou qu’elle jette sur le bureau de son psychiatre, ces pierres qu’elle ramasse pour créer quelque chose de plus doux, ces serpents dont elle se souvient, ces électrochocs qui la secouent, ce père qui revient au moment où ça va mieux, cette lettre d’aveu qu’elle voit brûler sous ses yeux.

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La réalisatrice a toutefois fait face à une contrainte originale : faire un film sur une artiste sans pouvoir montrer ses œuvres, à cause de droits de reproduction non cédés. Céline Sallette est parvenue à naviguer cette contrainte. Le processus de création de Niki de Saint Phalle devient le cœur du film, plus que le produit fini, et le public se positionne comme un créateur : il doit user de la force de son imagination pour visualiser les œuvres qui se dessinent sous ses yeux.

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Quand Niki de Saint Phalle tire sur une toile, nous la voyons elle, animée par son geste cathartique, et nous devons visualiser ces poches de peintures qui explosent. Quand elle présente son œuvre participative pour la première fois lors d’une foire d’art et demande à un visiteur de tirer contre quelque chose, nous devons imaginer le résultat de cette rage qui l’anime. Face à cette disparition fortuite des œuvres, coup de projecteur sur trois projets bouleversants de Niki de Saint Phalle, parmi toutes ses Nanas et son Jardin de Tarot, à découvrir après votre visionnage du film.

Mon secret

Connue pour ses Nanas colorées et son engagement féministe, l’artiste Niki de Saint Phalle a longuement porté un lourd secret : elle a été victime d’inceste. Son père la violait régulièrement, dès ses 11 ans. Dans un livre intitulé Mon secret (d’abord publié aux éditions de la Différence et republié aux éditions des femmes–Antoinette Fouque et du Rayon Blanc), elle se confie sur ce traumatisme sous la forme d’une lettre adressée à sa fille, à travers des dessins et une graphie d’enfant. Pour la première fois, elle brise son silence.

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© Éditions Des femmes–Antoinette Fouque et Le Rayon Blanc

“J’ai écrit ce livre d’abord pour moi-même, pour tenter de me délivrer enfin de ce drame qui a joué un rôle si déterminant dans ma vie. Je suis une rescapée de la mort, j’avais besoin de laisser la petite fille en moi parler enfin. Mon texte est le cri désespéré de la petite fille”, expliquait Niki de Saint Phalle à la sortie de Mon secret.

“Dans notre maison, la morale était partout, écrasante comme une canicule. Ce même été, mon père – il avait 35 ans – glissa sa main dans ma culotte, comme ces hommes infâmes dans les cinémas qui guettent les petites filles. J’avais 11 ans, et j’avais l’air d’en avoir 13. […] Mon père m’aimait mais ni cet amour, ni la religion archi-catholique de son enfance, ni la morale, ni ma mère n’étaient assez forts pour l’empêcher de briser l’interdit.

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En avait-il marre d’être un citoyen respectable ? Voulait-il passer du côté des assassins ? […] Je me suis souvent demandé pourquoi, après le viol, je n’ai pas immédiatement prévenu ma mère ? Si j’avais osé parler, que se serait-il passé ? Le silence me sauvait mais, en même temps, il était désastreux pour moi car il m’isolait tragiquement du monde des adultes”, écrit l’artiste dans sa lettre, que vous pouvez lire ici.

hon

Le 3 juin 1966, au Moderna Museet de Stockholm, Niki de Saint Phalle révélait hon (“elle”, ou hon en Katedral). Cette œuvre colossale de six tonnes présentait une Nana enceinte allongée, les jambes écartées, au vagin offert à la vue et aux corps de tou·te·s. En effet, l’installation éphémère invitait le public à pénétrer entre les jambes de la femme, dans un espace fantasque où un cinéma, un milk-bar et même un planétarium étaient mis à disposition.

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Cette œuvre imposante de 23 mètres de longueur exposait également en son sein les œuvres des artistes suisse et finlandais Jean Tinguely et Per Olof Ultvedt. Certain·e·s critiques ont fait le rapprochement entre les œuvres ready-made de Marcel Duchamp et celles de Niki de Saint Phalle à travers le jeu de mots “ready-maids”, “femmes prêtes”.

Comme toutes les Nanas de l’artiste française et états-unienne, hon célèbre la force féminine, à travers, ici, sa puissance créatrice et procréatrice. Le trio d’artistes rapproche son architecture de celle d’une cathédrale, ce qui ajoute une dimension sacrée (et joliment profane) à la visite du public. “Il n’y avait rien de pornographique dans la hon même si l’on y entrait par son sexe”, raconte Niki de Saint Phalle dans une lettre adressée à son amie Clarice Rivers. Durant sa construction, les organisateur·rice·s ont tenu à ce que le projet soit gardé secret, redoutant la censure. “Nous dûmes construire un écran géant derrière lequel nous travaillions. Personne n’était autorisé à voir ce que nous faisions.”

Niki de Saint Phalle s’est occupée de créer le modèle miniature de l’installation tandis que Tinguely s’est chargé de la mise à l’échelle et de la structure en fer, lui qui était connu pour ses mécanismes métalliques. Avec l’aide d’assistant·e·s, le duo iconique a recouvert le squelette de la Nana avec des mètres de tissu imbibé de “colle de peau de lapin puante”. La créatrice a ensuite peint l’énorme structure. “Je peignis la hon comme un œuf de Pâques avec les couleurs pures et très vives que j’ai toujours utilisées et aimées. Ce fut une incroyable expérience de création.” Pour finir, Ultvedt et Tinguely ont aménagé l’intérieur de l’installation avec “toutes sortes d’attractions”. “Nous avions six semaines pour produire notre énorme géante. Nous avons dû travailler 16 heures par jour.”

Au cœur de l’installation, le public se retrouvait au beau milieu d’un labyrinthe de jeux similaire au Dylaby, un autre labyrinthe dynamique que notre trio de choc avait construit en 1962 aux côtés des artistes Robert Rauschenberg, Martial Raysse, Daniel Spoerri, dévoilé au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Outre le milk-bar, le planétarium (imaginé par Jean Tinguely) et le cinéma (qui projetait un court-métrage avec Greta Garbo), les visiteur·se·s pouvaient profiter d’une grande roue à piler du verre (conçue par Jean Tinguely), d’un “siège de l’amour” niché dans la jambe gauche de la Nana et d’un toboggan dans la jambe droite qui menait vers une galerie de faux tableaux de Paul Klee ou Jackson Pollock, signés Ulf Linde, un critique d’art proche de Marcel Duchamp.

Le tout était dispersé dans l’estomac, les bras et la poitrine de la hon – on vous laisse imaginer où se trouvait le milk-bar… Tout était très coloré, joyeux, festif. Une terrasse était accessible à l’extérieur, via un petit escalier, qui surplombait son ventre. Face à cette œuvre rocambolesque, rien d’autre que de l’enthousiasme. Ce fut un succès public et critique. Dans un reportage, la militante écoféministe retenait de cette œuvre qu’elle était comme “une grande déesse de la fertilité, accueillante et confortable dans son immensité et sa générosité”.

“Elle reçut, absorba, dévora des milliers de visiteurs. La joyeuse et géante créature représenta pour beaucoup de visiteurs, comme pour moi, le rêve du retour à la Grande Mère. Des familles entières avec leurs enfants, leurs bébés, vinrent la voir. La hon eut une vie courte mais pleine. Elle exista pendant trois mois et fut détruite. Car la hon, qui remplissait l’espace du grand hall du musée, n’avait jamais été prévue pour y rester.

Des mauvaises langues dirent que c’était la plus grande putain du monde parce qu’elle accueillit 100 000 visiteurs en trois mois. Un psychiatre de Stockholm écrivit dans un journal que la hon changerait les rêves des gens pour les années à venir. Le nombre des naissances augmenta à Stockholm l’année suivante, cela fut attribué à la hon ! La hon avait quelque chose de magique. Près d’elle, on ne pouvait que se sentir bien. Tous ceux qui l’approchaient ne pouvaient s’empêcher de sourire”, se réjouissait-elle.

Si la hon a dû être détruite à l’issue de son exposition, une destruction documentée faisant partie du spectacle, vous pouvez toujours l’admirer au Moderna Museet en version miniature et papier mâché, peinte par Niki de Saint Phalle elle-même.

Tirs

Parmi ses performances les plus marquantes, nous retenons également Tirs, un projet commencé en 1961, dont la création est relatée dans le film Niki car ce fut l’une de ses premières œuvres abouties. L’artiste, tireuse d’élite, peignait à la carabine sur des grandes toiles de plâtre où étaient collées des poches de peinture. Ces mini-bombes explosaient et recouvraient la toile au moment de l’impact.

Niki de Saint Phalle invitait son public à tirer aussi sur ces toiles, pour purger sa colère et expier sa souffrance. Cette œuvre dénonçait férocement le patriarcat, le sexisme et les violences faites aux femmes. Dans ses Tirs et sur son Mur de la rage, étaient listées toutes les choses qui la mettaient en colère et sur lesquelles elle aimerait tirer : le viol, le sexisme, le machisme, les animaux blessés, l’eau polluée, le gaspillage, la négligence des débris nucléaires, les risques de centrales nucléaires et le manque de respect envers notre Terre.