Mettre en scène l’un des pires drames envisageables pour l’humanité, et saupoudrer le tout d’humour clownesque. L’idée paraît pour le moins aventureuse… À moins de s’appeler Stanley Kubrick. Avec Docteur Folamour, celui qui n’était pas encore le réalisateur adulé de 2001 ou de Shining livrait en 1964 – soit seulement 2 ans après la crise des missiles de Cuba – une farce glaçante, articulée autour de l’angoisse générationnelle du conflit atomique.
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Pour l’une des premières fois, un cinéaste représentait la guerre froide littéralement. Et pour l’une des premières fois toujours, cette thématique était abordée sous un angle humoristique. En suscitant, au passage, une vive bronca auprès de nombreux patriotes américains, qui ne voyaient dans cette satire grinçante qu’une œuvre transfuge aux relents cryptocommunistes.
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Ambiance polaire
Pour bien prendre la mesure de l’audace du 7e long métrage de Stanley Kubrick, quelques éléments de contexte sont nécessaires. Dès la fin des années 1940, une propagande XXL convertit les États-Unis à un anticommunisme sévère et à la célébration de l’atome, présenté comme l’ultime rempart contre la “menace rouge” dans le cadre de la dissuasion nucléaire.
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Les années passant, la tension grimpe. Le lancement du Spoutnik, la bérézina de la baie des Cochons, l’érection du mur de Berlin et surtout les missiles soviétiques pointés sur les États-Unis, depuis Cuba… Autant d’événements qui ont fait craindre, à un moment ou à un autre, la fin du monde tel qu’il était connu.
Docteur Folamour, qui traite sans détour de ce sujet, s’est d’ailleurs vu annuler son avant-première, prévue pour le 22 novembre 1963. La raison ? John Fitzgerald Kennedy a été assassiné ce jour-là. On vous le donne en mille : les Russes furent soupçonnés. Et la Terre est passée – encore – à deux doigts de la catastrophe.
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L’état-major US tourné en ridicule
Lorsque la plus poilante des œuvres de Stanley Kubrick sort en salles, on l’aura compris, l’ambiance n’est pas à la rigolade au pays de l’Oncle Sam, en matière de politique étrangère. Pire encore : à une période où un consensus populaire s’articule autour de la foi en l’autorité martiale, Docteur Folamour porte à l’écran… un fiasco militaire aux proportions ubuesques.
Paranoïaque, le général américain Jack D. Ripper profite d’une manœuvre aérienne pour ordonner à son escadrille de bombarder l’URSS à l’arme nucléaire. Devant l’impossibilité d’entrer en contact avec les aviateurs, il incombe au Pentagone d’élaborer une stratégie pour éviter un conflit atomique. Le locataire de la Maison-Blanche décroche son fameux téléphone rouge, et les gags s’enchaînent en cascade, pilotés par un Peter Sellers qui s’était déjà illustré dans Lolita, et qui jongle ici entre trois rôles ; le flegmatique président des États-Unis, l’excentrique docteur Folamour et l’officier Lionel Mandrake.
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En parodiant à plein ballon la doctrine de la “destruction mutuelle assurée” selon laquelle chaque belligérant serait anéanti lors d’une guerre nucléaire, Kubrick esquisse les contours d’une apocalypse absolue. Plan de sauvetage de l’humanité par la vie souterraine, chapelet de champignons atomiques sur la carte, nuage radioactif… À la clôture du film, on ne sait plus trop s’il faut rire, ou pleurer.
De torchon “rouge” à titre culte
Ce que Stanley Kubrick appelait sa “comédie cauchemardesque” a rapidement été cloué au pilori par les patriotes de son pays natal. Docteur Folamour était-il antiaméricain, ou simplement antimilitariste ? Peu importe. Le film mettait sur le même plan le gouvernement des États-Unis, et celui d’une URSS criminelle. Il n’en fallait pas plus pour que les plus radicaux dénoncent une “œuvre traîtresse”. Et qu’un certain John Wayne, fervent défenseur de l’american way of life, déclare même qu’il n’irait jamais voir un pareil “machin rouge”.
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Parfois accueillie froidement par le public mais globalement encensée par la presse, l’œuvre s’est hissée au rang de film culte au bout de plusieurs décennies et compte désormais au Panthéon des satires d’anticipation. En cause, l’excellence du jeu d’acteur, bien sûr ; la féroce ironie des scènes, évidemment. Mais aussi ses thématiques crues, qui n’ont rien perdu de leur pertinence.
Difficile, en regardant le film avec l’œil du contemporain, de ne pas songer aux récentes tensions entre l’ex-président Trump et la Corée ou l’Iran, autour du développement de leur activité nucléaire. Sonnette d’alarme dans les 60’s sur les périls de l’atome, Docteur Folamour reste, aujourd’hui encore, un avertissement dont les notes retentissent sinistrement justes.