Portrait de femme, à travers la voix (drôlissime) d’une trentenaire à la dérive : Fleabag est-elle la caisse de résonance du “female gaze” ?

Publié le par Antonin Gratien,

Contre l'objectification du corps des femmes dans l'industrie audiovisuelle, notre anti-héroïne préférée mitraille : "FUCK YOU".

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Ça a fait “PAF”. En 2016, Fleabag fait irruption dans le paysage audio-visuel en provocant l’effet d’une bombe. C’est qu’avec sa liberté de ton, sa drôlerie chatoyante et son féminisme ultra-moderne, cette héroïne d’un genre inédit a quelque peu bousculé les conventions d’un espace culturel plutôt andro-centré qui, jusqu’alors, ménageait peu d’espace à l’expression d’une voix féminine aussi singulière. Et assumée. 

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All right. De là à percevoir notre célib’ londonienne favorite comme la figure de proue d’un renouvellement des codes de la mise en scène TV, depuis une perspective masculino-mâle vers quelque chose comme un… female gaze ? Focus.

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Réduire les femmes à des objets sexuels, modus operandi du male gale

Pour saisir l’importance de Fleabag, peut-être faut-il rappeler d’où l’on part – soit l’hégémonie du male gaze. Une expression introduite par la critique de ciné” et réalisatrice féministe Laura Mulvey dans un article publié en 1975, Visual Pleasure and Narrative Cinema. Qu’y lit-on ? En gros, l’idée est la suivante : nos représentations cinématographiques sont dominées par un regard masculin qui “objectifie” les femmes.

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Concrètement : sur grand écran, les persos féminins sont réduits à des portions de corps (seins, fesses, jambes, lèvres…) et livrés à l’œil d’une audience pensée comme masculine par défaut, via la caméra. Cette manière de construire du cinéma (mais aussi des tableaux, des compositions photos…) suggère des rapports de pouvoir asymétriques au sein desquels – on vous le donne en mille – le “beau sexe” est toujours perdant.

Le male gaze c’est donc 1) faire des protagonistes féminins des biens sexuels plutôt que des sujets dotés d’agentivité, de potentiel d’action. Mais c’est aussi, par conséquent 2) mettre en scène des rôles complètements inégaux, selon que l’on soit “homme” ou “femme. Grosso modo : d’un côté des femmes en position de vulnérabilité soumise et, de l’autre, nos fiers gaillards filmés à la manière de “conquérants”. On nage en plein stéréotype de genre, quoi. Une forme de binarité que la scénariste Phoebe Waller-Bridge s’est fait un devoir (un délice ?) d’envoyer valser, en accouchant écrivant Fleabag.

Percer le 4e mur, et mettre – enfin ! – un pied dans la subjectivité féminine

Pour mémoire, l’autrice de la série multi-récompensée est également celle qui interprète le rôle-titre du show – Fleabag, donc. Ce personnage atypique s’introduit elle-même, lors d’une consultation thérapeutique, comme une personne qui “passe le plus clair de (son) temps de vie d’adulte à utiliser le sexe pour oublier le vide qui emplit (son) cœur”. Et, en effet, durant les deux saisons du show, Fleabag empile les coucheries – souvent décevantes – tout en essayant de faire tourner son café. Et faire le deuil d’un ami cher.

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Bref, Fleabag brosse le portrait d’une vie de femme. Cela suffit-il à faire de la série un contre-point du male gaze ? C’est certainement un début. Mais précisons que la série prend aussi ses distances d’avec ce modèle en brisant fréquemment le 4e mur. À chaque fois que Fleabag s’adresse à nous (ce qui arrive très, très, fréquemment…) elle nous invite dans sa subjectivité. Ce qui empêche le spectateur de percevoir le perso comme un objet : pas de doute, nous avons affaire à une humaine. Et qu’elle en a des choses à dire, cette humaine.

D’une franchise désopilante, Fleabag se débat en tant que femme dans un monde taillé pour les hommes en incarnant ce que certains appellent, dans le monde anglo-saxon, un “féminisme nihiliste”. Une expression un peu nébuleuse, à laquelle on pourrait simplement préférer l’expression de “féminisme imparfait”. Concrètement : aussi progressiste et anti-injonction patriarcale soit-elle, et pour ne prendre qu’un seul exemple, en plein conférence féministe, Fleabag admet volontiers qu’elle kifferait avoir un “corps parfait”. En ce sens, le personnage embrasse la complexité du féminisme moderne. Et, avec lui, les tiraillements que peuvent provoquer d’éventuelles contradictions, entre convictions intellectuelles et désirs spontanés.

Fleabag, Servante Écarlate, I Love Dick… L’horizon du female gaze ?

Dans son essai Le regard féminin – une révolution à l’écran, l’écrivaine et journaliste Iris Brey nourrit une réflexion autour du female gaze, et cite notamment Fleabag comme référence. Selon l’autrice, l’expression ne devrait – évidemment – pas renvoyer à une simple “inversion” du male gaze, dans une configuration où les mecs seraient, pour ainsi dire “à leur tour”, objectifier par des réalisatrices femmes. Rien à voir.

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À l’instar d’autres théoriciennes de ce concept, Iris Brey voit plutôt dans le female gaze une approche de création artistique placée du côté de l’expérience féminine. Afin d’y voir plus clair, la critique de ciné propose plusieurs “conditions” qui permettent d’identifier ce modèle : un perso principal féminin, un érotisme conscientisé, une remise en question du patriarcat et pas de plaisir voyeuriste, ni d’objéification. On ne prendra pas des masses de risques en affirmant que Fleabag coche toutes ces cases. Haut la main.

Et la bonne nouvelle, c’est que le show n’est pas le seul à emprunter la voie du female gaze. Parmi ses joyeuses comparses, on peut citer La Servante Écarlate, dont le récit dystopique nous plonge dans la chair angoissée d’une femme asservie par des “maîtres”, où encore I Love Dick qui explore les fantasmes sexuels – plutôt fleuris – d’une artiste new-yorkaise intello vis-à-vis dudit Dick, un cow-boy du genre débridé. Dans un cas comme dans l’autre, ces séries s’inscrivent dans le modèle de représentation détaillé par Iris Brey. Et dans un cas comme dans l’autre, elles se sont attirées les faveurs de la critique, comme du public. La preuve que le female gaze a de beaux jours devant lui ?