“Take the red pill ! “, s’époumonent en chœur les influenceurs masculinos-suprématistes blancs du web. En suggérant, au passage, à leurs centaines de milliers d’abonnés un parallèle quelque peu acrobatique entre “l’Éveil” de l’élu de la saga des sœurs Wachowski, et la “vérité” révélée des “anti-systèmes”, prétendument oppressés par tout ce qui touche de près ou de loin au progressisme social.
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Ailleurs, l’ultra conservatrice Giorgia Meloni, première ministre d’Italie, se perd en anecdotes d’enfance pour prouver qu’elle est la fan numero uno de l’œuvre de Tolkien. Et au même moment, la fachosphère en ligne érige le personnage de Thomas Shelby (Cillian Murphy, dans Peaky Blinders) en parangon de virilité “alpha”. Sorte de proto-mâle aux antipodes de la figure “déconstruite” que voudrait imposer le féminisme, entre autres fléaux supposément “castrateurs”. Bref, de nos jours, le conservatisme entend marcher main dans la main avec la pop culture. Façon lune de miel.
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Du pur délire ? Plutôt le fruit d’une stratégie bien rodée, à en croire les journalistes spécialistes des ultras droites Maxime Macé et Pierre Plottu, auteurs de Pop Fascisme. Une enquête publiée aux éditions Divergences en septembre dernier, qui met en lumière le détournement massif, quoique a priori saugrenu, qu’opèrent de nombreux réactionnaires à partir des codes et références chéries de notre culture populaire. Un hold-up en bonne et due forme, répondant à un objectif simple : doper “l’extrême droitisation des esprits”. Afin d’élargir les rangs des sympathisants, puis faire triompher ses représentants idéologiques par les urnes. Décryptage aux côtés de Maxime Macé.
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Mettons les pieds dans le plat. L’extrême droite est-elle devenue “hype” ?
Disons qu’elle s’est s’imposée dans le milieu culturel avec une force d’impact qui aurait été inconcevable, il y a quelques années. Tout simplement parce que, traditionnellement, un “cordon sanitaire” maintenait cette mouvance politique hors des sentiers culturels au sens large – domaine de l’influence en ligne comprise. L’extrême droite est parvenue à infiltrer ces sphères en jouant avec les codes de la culture de masse propre à notre société occidentale.
Ce qui a de quoi surprendre, de la part d’une mouvance plutôt typée “vieille France” que “pop”. Pourquoi ce virage à 180° ?
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J’y vois moins un changement de barre radical que le résultat d’un lent processus. Si on remonte la bobine, tout part d’un constat amer pour la Nouvelle Droite : dans les années 70-80, ce courant de pensée nationaliste – et proche de ce qui était alors le FN – réalise qu’il n’arrivera pas à diffuser efficacement ses idées par-delà son cercle coutumier d’intellectuels et de hauts fonctionnaires, sans décrocher de victoire culturelle. Pour surmonter cet obstacle, il lui faut adopter de nouvelles courroies de communication – de préférence sans contradicteurs, contre lesquels les hérauts de l’extrême droite étaient bien obligés de se défendre sur les plateaux TV d’alors, par exemple. À cet égard, l’émergence d’Internet est apparue comme l’occasion rêvée pour occuper, enfin, un espace de propagande où il serait possible de s’exprimer “sans filtre”, en l’absence de quelconques intermédiaires. C’est précisément ce travail de “désintermédiation” que le FN amorce dès 1996, en lançant le premier site Internet dédié à un parti politique. Puis fleurissent des blogs d’extrême droite comme Fdesouche, ainsi que des contenus Youtube où plusieurs personnalités, dont Alain Soral en premier lieu, mais aussi Dieudonné, puis des influenceurs identitaires “nouvelle génération” tels que Papacito, exploitent les conventions reines de la plateforme. Montages saccadés, contenus abrasifs, discours ponctués de punchlines… Ce sont ces codes qui, aujourd’hui encore, permettent aux troupes de la fachosphère online de cumuler des centaines de milliers de vues, engrangées auprès d’un public qui était longtemps resté inaccessible : la jeunesse.
Un auditoire sensible aux clins d’œil adressés aux productions audio-visuelles et littéraires à succès…
À l’image d’une écrasante majorité de la population, en réalité. De manière générale, l’idée est de séduire en surfant sur des “tendances”. Que ce soit en utilisant l’expression “red pill” comme argument de conversion politique, ou en faisant du protagoniste principal de Peaky Blinders un modèle lifestyle via des trends TikTok ou des vidéos de “développement personnel” masculinistes, le principe est le même. L’idéologie réactionnaire entend ajouter une nouvelle corde à l’arc de sa propagande en mobilisant des référentiels communs appréciés, auxquels le plus grand nombre peut s’identifier. Pour le poser simplement, la force évocatrice de la “proposition” de Morpheus est un levier de communication efficace.
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Plus que d’éventuelles références aux théoriciens canoniques de l’extrême droite ?
Indéniablement. Et pour cause : citer un Charles Maurras (essayiste nationaliste et anti-dreyfusard du XIX-XXe siècle, ndlr) afin de convaincre les foules suppose que les complexités de sa doctrine soient bien comprises. À la fois par l’émetteur du message, et ses éventuels récepteurs. Ce qui n’a rien d’une évidence. La Nouvelle Droite s’était d’ailleurs heurtée à cet écueil ; en se posant comme des phalanges d’avant-garde érudites, ses défenseurs avaient érigé un mur entre eux et “la masse” qu’ils espéraient pourtant conquérir.
Dans votre livre, vous soulignez que, dorénavant, l’extrême droite cherche à capter les foules en musclant son jeu “méta-politique”. De quoi parle-t-on exactement ?
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D’une dimension de la politique affiliée aux influences culturelles, notamment. Concrètement : les influenceurs d’extrême droite font passer au second plan la défense de l’aspect purement “programmatique” des partis auxquels vont leur sympathie, pour fédérer des communautés à partir de contenus “punch”. Des créations qui avancent “à couvert”, en édulcorant la violence de leur propos grâce à l’humour, et des références appuyées à la pop culture. Autrement dit, la faschosphère se drape des atours aguicheurs du “fun” pour “dé-dramatiser” leur ancrage idéologique.
Et “normaliser” des propos haineux ?
Il y a effectivement un côté “cheval de Troie” dans cette manœuvre. En se présentant comme des personnalités “entières”, “bonnes vivantes” ou simplement “blagueuses”, les chevilles ouvrières de la “popification” de l’extrême droite élargissent la fenêtre d’Overton. Vannes après vannes, et gags après gags, ce qui était autrefois socialement inacceptable et inaccepté se taille une place dans le cercle du dicible – voire du “sympathique”. Une tendance qui s’inscrit de plain-pied dans le fameux chantier de “dédiabolisation” amorcé par l’extrême-droite…
Par effet de ricochet, la “popification” de cette mouvance politique ringardise-t-elle la gauche ?
C’est en tout cas l’objectif poursuivi. L’idée étant de faire passer les “progressistes” pour des bons pères la morale. Le genre rabat-joie, ou casse-ambiance. Là où l’extrême droite aurait, de son côté, le monopole de la “déconne”. Mais soyons clairs : l’écosystème culturel reste dynamisé par de fortes personnalités progressistes. Le champ comique, pour ne citer que lui, rayonne par des humoristes tels que Guillaume Meurice dont l’influence n’a pas aucun équivalent à droite, et qui n’ont rien de “has been”.
N’empêche qu’au regard du triomphe de Bardella sur Tiktok, de celui du RN dans les urnes l’été dernier, et des 700 000 vues Youtube qu’a récolté le vidéaste réac’ Raptor sur une récente vidéo climatosceptique, on serait tenté de penser que la “popification” de l’extrême droite est une stratégie payante. Faut-il en conclure que cette mouvance a d’ores et déjà remporté la bataille culturelle ?
Une bataille, oui. Mais pas la guerre. Tout d’abord, n’oublions pas que les contractions quasi-tortionnaires que fait subir l’extrême droite aux objets culturels qu’ils entendent faire fondre dans leur moule idéologique prêtent à débat. Les sœurs Wachowski ont publiquement dénoncé l’appropriation rapace qu’a tenté la pensée réactionnaire à propos de Matrix, en rappelant que leur saga parlait de transidentité, et non d’une obscure théorie complotiste “anti-système”. Citons aussi l’exemple du Seigneur des anneaux. Là où les sympathisants de Meloni entendent faire de l’œuvre de Tolkien la métaphore d’une communauté blanche en lutte contre l’invasion de “l’ennemi” – les migrants extra-européens, en gros -, d’autres lectures en revendiquent avant tout la portée écologique, au regard du rapport qu’entretiennent les hobbits à la nature. Voilà pour les nuances à apporter aux pseudo-exégèses qu’entreprennent les bataillons réactionnaires, à partir de la pop culture. Un champ qui ne se prive d’ailleurs pas d’adopter des positions frontalement anti-fascistes. Comme la série satirique The Boys, dans laquelle les scénaristes tirent à boulet rouge sur l’alt right américaine. Tout en laissant deviner, derrière le visage de leur très tyrannique et très imprévisible protagoniste principal, Homelander, les traits d’un certain… Donald Trump.
En somme, la pop culture n’est pas condamnée à devenir le pré carré de l’extrême-droite ?
Je ne le crois pas, et l’actualité récente nous donne d’ailleurs matière à l’espérer. Lors de la campagne des dernières législatives, tout un pan de la société civile est monté au créneau contre le RN – y compris des acteurs majeurs de l’influence en ligne, qui s’étaient jusque-là tenus à distance de la vie politique. Ça a été le cas de la vedette du Youtube français Squeezie, qui avait alors appelé à faire barrage contre l’extrême droite, tandis qu’au même moment, la créatrice de contenus Crazy Sally s’appliquait à “bébunker”, via une vidéo Instagram, la tactique de “dédiabolisation” pilotée par le parti de Marine Le Pen. D’évidence, la pop culture a déjà lancé sa contre-attaque. Et si elle veut endiguer la progression du RN d’ici 2027, il y a urgence à ce que la gauche accompagne cet élan. En proposant à une influenceuse telle que Léna Situation, qui avait enjoint sa communauté à voter contre le RN en juillet dernier, une place sur la tribune d’un de ses futurs meetings ? Et pourquoi pas !