Lulu achète du thé, prend le train, se paie des vêtements. Comme tout le monde, quoi. À la différence près, tout de même, que chacune des transactions et chacun des déplacements de cette cadre pékinoise sont suivis à la loupe par le régime de Xi Jinping, et converti en… Score. Cette note nourrie par la collecte de données numériques, c’est le “crédit social” chinois.
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Un dispositif développé au nom de la lutte contre la délinquance et du rêve d’une société plus responsable, plus juste, sur lequel s’est penché Sébastien Le Belzic dans un percutant documentaire disponible sur Prime Video, Ma femme a du crédit. Le journaliste y suit durant 1 an le quotidien de Lulu, sa compagne, afin d’explorer les mécaniques d’un outil de notation tout droit sorti d’une dystopie orwellienne. Et de révéler au grand public les rapports qu’entretient la société chinoise avec l’avancée d’un totalitarisme numérique enfreignant systématiquement le droit à la vie privée. Focus.
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L’œil du régime partout, tout le temps
“Ici il y aurait de quoi devenir paranoïaque”, souligne d’emblée Sébastien. Et pour cause. Parmi les 20 villes qui comptent le plus de caméras au monde, 18 sont chinoises. On en dénombre par exemple une pour 9 habitants à Shanghai, tandis que Nice, la ville la plus équipée de France, n’en compte qu’une pour 130. De quoi donner le vertige.
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Et surtout permettre aux autorités chinoises un profilage constant, perfectionné par le récent développement à vitesse grand V de la reconnaissance faciale. C’est bien simple : tout est scruté. En Chine, après avoir traversé au feu rouge votre “incivilité” peut être affichée sur écran géant puis provoquer un retrait de points. Consommer du soda, être arrêté par la police, verser dans le militantisme pro-occidental… N’importe quel comportement, depuis la consommation alimentaire jusqu’aux goûts culturels, en passant par l’engagement politique, est archivé, puis jugé par le régime sous la forme du crédit social.
Ce dispositif a été instauré en 2014, et annoncé dans le cadre d’un plan quinquennal stipulant : “ l’accélération de la construction du système de crédit social est une base importante pour la mise en œuvre complète du concept de développement technologique et la construction d’une société harmonieuse”. Autrement dit, pour atteindre l’utopie, chaque citoyen se voit attribuer une note allant de 0 à 950. Laquelle note varie à partir d’un système de punition-récompense. “On nous apprend les bonnes manières comme si nous étions des enfants”, résume Lulu.
Les citoyens de “seconde zone” (ceux en dessous de la barre des 350 points) peuvent être entravés dans l’accès à des services publics, tandis que les “bons citoyens”, eux, sont privilégiés. Admission à l’hôpital sans verser de caution, tickets d’entrée gratuits dans des parcs, réduction de tarifs pour les transports en commun… Grâce à son score d’environ 750 points, Lulu bénéficie de certains de ces avantages. Et s’en trouve ravie.
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Un formatage ludique ?
Là où Ma Femme a du crédit étonne, au premier abord, c’est dans l’attitude qu’adopte Lulu vis-à-vis de cette surveillance de masse. Elle trouve bien pratique que, le cash ayant à peu près disparu des rues, toutes ses transactions soient numériques. Et tant pis pour l’instrumentalisation de leur traçabilité ! De la même manière, que son paiement bancaire s’effectue automatiquement après une reconnaissance faciale lorsqu’elle s’achète une boisson l’égaie. Elle ne se demande même pas par quel moyen les bornes ont pu la reconnaître.
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De manière générale, le progrès technologie l’enthousiasme. Même s’il va de pair avec la mainmise grandissante du régime sur les données personnelles. L’expansion publique des QR codes suite à la crise du Covid a par exemple accéléré la traçabilité des faits et gestes des citoyens. Omniprésents dans les magasins et zones de transports, ces petits carrés permettent d’exploiter un maximum d’informations sur n’importe quel élément de vie quotidienne. Puis de faire transiter ces précieuses datas vers “un coffre digital dont seul le gouvernement a la clé”, selon les termes de Sébastien.
De fait, tout cela ressemble beaucoup à… Un jeu de fidélisation. Cette apparence ludique derrière laquelle se cache le totalitarisme numérique chinois en facilite l’adhésion. En résumé, Lulu ne s’alarme guère que son droit à la vie privée soit enfreint plusieurs dizaines de fois par jour. “Ça ne me fait pas peur”, lâche-t-elle dans un souffle amusé.
“Et si le sens de l’histoire c’était d’accepter tout ça ?”, interroge Xin Dai, professeur de droit. “Toutes ces données et toute cette surveillance nous apportent des choses positives, par exemple une plus grande sécurité, une meilleure sûreté, une meilleure efficacité.” Et de conclure : “c’est ce que les gens désirent aujourd’hui”. Vraiment ?
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Pour sa part, au terme du documentaire, Lulu semble avoir changé d’opinion. “Tout ce qu’on fait, tout ce dont on discute… À chaque fois, il faut se demander si on va avoir un point en moins, ou en gagner. Ils sont en train de nous manger le cerveau en nous formatant comme des robots”. Mais jusqu’où ce formatage ira-t-il ? “Les enfants qui sont nés aujourd’hui, dans 20 ans, ils seront des automates à l’intérieur, mais avec un look humain”, augure-t-elle. Et cette fois, Lulu ne sourit pas.