Faut-il démanteler le rêve Bitcoin ?

Publié le par Antonin Gratien,

"Ce crypto-actif est une aberration environnementale, aussi inopérant comme monnaie que réactionnaire dans sa portée idéologique " - Nastasia Hadjadji, journaliste.

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Souvenez-vous. Courant 2017, le bitcoin fait une entrée fracassante dans nos trains-trains. Placée sous le feu des projecteurs après un bond vertigineux de sa valeur, cette monnaie toute d’octets et de bits jusqu’alors méconnue du grand public devient, soudain, l’objet de toutes les fascinations. Wall Street s’interroge – investit, investit pas ? -, les journaux internationaux en font leur une et, dans ton groupe de potes, d’aucuns fanfaronnent qu’ils “en sont”. Avec, en tête, la savoureuse perspective d’un enrichissement éclair. 

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Des dizaines de scandales impliquant plusieurs malversations, quelques fluctuations façon montagnes russes de la valeur du bitcoin et une poignée d’échecs retentissants de la mise en place du crypto-actif comme médium de transaction “du quotidien” plus tard, force est de reconnaître que la “monnaie miracle” n’a pas tenu ses promesses. Pire encore : elle représenterait un sérieux péril à l’échelle sociétale, tant sur le plan énergétique que politique. C’est du moins la thèse défendue par la journaliste Nastasia Hadjadji dans No Crypto – comment bitcoin a envoûté la planète (2023, Éditions Divergences).

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Études de cas fouillées, enquête sur les racines réac’ de la crypto-reine, radioscopie méticuleuse du profil de crypto-enthousiastes quasi fanatisés… Avec pédagogie, l’ouvrage multiplie ses approches pour dénoncer les nocivités de la vedette des monnaies numériques. Car derrière le vernis glam de l’innovation tech’ sur laquelle son effet de hype a longtemps surfé, pourrait bien se tapir une sordide réalité. Celle d’un outil dont les effets délétères, insiste l’autrice, doivent d’urgence être mis en lumière. Sous peine d’aller au-devant d’une flambée des inégalités sociales, comme d’une accentuation de la crise écologique ? Rencontre.

Comparativement aux années 2017-2020, le Bitcoin fait désormais bien peu parler de lui auprès des audiences non-technophiles. Le fantasme qui auréolait autrefois cette crypto-monnaie serait-il mort ?

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NH. Le terme paraît fort et prématuré. Après tout, Bitcoin continue d’être valorisé avec une relative stabilité depuis plusieurs mois autour des 25 000 dollars (26 838 euros, au moment où sont écrites ces lignes). Et son effet galvanisateur demeure d’actualité, auprès d’une communauté qui s’y rattache, à de nombreux égards, sur le mode du culte. Néanmoins, il apparaît de plus en plus clairement qu’au regard de certaines problématiques, Bitcoin est devenu obsolète. Du point de vue environnemental d’abord, le protocole de création Proof-of-Work sur lequel il repose s’apparente à une catastrophe (le Bitcoin Electricity Consumption Index de l’Université de Cambridge estime que Bitcoin consomme 130 térawattheures d’électricité à l’année, soit l’équivalent d’un tiers de la France sur la même période).

Par ailleurs, du point de vues des usages, Bitcoin n’est pas attractif. À cause d’un système de sécurisation lourd, il accuse trop de lenteurs lors des transactions pour être efficace, au regard d’autres moyens de paiement dématérialisés. Enfin, il a été prouvé qu’il n’était pas la valeur sûre – la valeur dite “refuge” – qu’il prétendait être, puisque sa volatilité est telle que Bitcoin a dégringolé d’un pic de 61 000 dollars de valorisation en octobre 2021 à 20 000 dollars en juin 2022.

Malgré tous les points noirs que venez d’évoquer Bitcoin a, un temps, suscité un engouement massif. Comment expliquer ce “rêve crypto” originel ?

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À mon sens, on devrait plus parler d’une “réaction Bitcoin” que d’un “rêve Bitcoin”. Replaçons le contexte de son émergence. Ce crypto-actif est le fruit de dizaines d’années de recherches en monnaie numérique, rendue publique à une date spécifique, celle de l’année 2008. Nous sommes en pleine crise des subprimes, la banque d’investissement Lehman Brothers fait faillite en septembre et entraîne, dans sa chute, une crise de l’économie mondiale. Le mois suivant Satoshi Nakamoto – dont nul ne connaît la véritable identité – publie son “livre blanc“, qui lance Bitcoin. Ce crypto-actif, présenté comme décentralisé et donc indépendant du monopole des banques, est introduit comme “la” solution au désastre économique d’alors. Un séisme supposément précipité par un capitalisme financier vicié, et largement alimenté par la complicité d’États corrompus car inféodés aux caprices de la haute finance. En bref, à lire ce white paper, embrasser le Bitcoin, c’est s’assurer que 2008 n’aura plus jamais lieu.

Cet argument suffit-il à expliquer le magnétisme du Bitcoin ?

En partie seulement. Pour saisir les mécanismes de son attractivité, il faut aussi remonter jusqu’aux années 80, où une communauté d’ingénieurs en cryptographie regroupé dans le mouvement “cypherpunk” planche, déjà, sur des projets aux accents sécessionnistes. L’idée était alors de mettre au point des monnaies numériques indépendantes de ce qui était considéré comme une “emprise” gouvernementale. Si l’on se penche sur les textes doctrinaux de ces “cypherpunks”, on décèle une coloration idéologique qui tend vers le libertarianisme à l’américaine. Lequel postule que le marché dérégulé et l’association libre des personnes permettent de mieux organiser la société que l’administration publique. En somme, l’État sera une sorte d’épouvantail, de Leviathan autoritaire dont il faudra limiter autant que possible les marges de manœuvre. Voilà l’idéologie “droitière” qui a servi de creuset intellectuel à l’élaboration du Bitcoin, et séduit une partie de ses adhérents actuels.

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Nombre d’entre eux ont aussi été hameçonnés par l’argument, plus pragmatique, d’un gain massif et fulgurant. S’agit-il d’une chimère ?

Ce fantasme d’un enrichissement pharamineux fait partie intégrante de la mythologie Bitcoin. En embrassant cette “voie crypto”, on pourrait devenir millionnaire sans labeur, par la “grâce” d’opération de trading obscures au profane. Dans les faits, certains ont effectivement engrangé des fortunes colossales. Mais ces “success stories” ne sont d’une goutte eau dans l’océan de fraude, d’arnaque et de malversations en tous genre qui ont ponctué l’histoire de la crypto-économie. Avec pour conséquence directe une perte de capital, notamment chez les petits épargnants. N’oublions pas que selon une enquête de la Banque des Règlements Internationaux, de 73 % à 81 % des investisseurs Bitcoin auraient perdu de l’argent entre 2015 et 2022. 

Parmi ces crypto-adhérents, est-il possible de dégager un “profil-type” ?

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Disons qu’on observe une majorité d’hommes CSP+, entre 25 et 45 ans, issus de milieux urbains, et pourvus d’une forte appétence pour les technologies. Mais les “crypto bros” ne sont pas une communauté homogène pour autant. Dans ses rangs cohabitent des profils hétéroclites, du consultants à la Défense au gilet jaune, en passant par l’adhérent aux communautés mystiques. Des personnes aux intérêts de classe antagonistes qui, pourtant, convergent autour de l’intime conviction que les crypto-monnaies représentent un rempart fiable contre ce qu’ils considèrent être une déliquescence économique. Ce qui les rassemble, c’est avant tout une défiance commune envers les institutions….

Une posture typique de l’alt right.

Ce n’est pas une coïncidence si l’assaut du Capitole, en 2021, a en partie été financée par des dons sous forme de crypto-actifs. Il existe une porosité intellectuelle évidente entre le terreau idéologique des crypto-monnaies et les positions de mouvements extrémistes tels que l’alt right. Cette compatibilité se base notamment sur l’idée que les Banques Centrales sont unilatéralement défaillantes. Ou pire : qu’elles orchestreraient sciemment l’inflation pour voler le peuple. Au fond, populisme complotiste et industrie des crypto-actifs emploient les mêmes leviers. Sur la base d’une problématique réelle – celle de l’épargne impactée par une flambée du coût des biens – ils proposent vision du monde “anti-système” jetant sur toute forme d’organisation collective un discrédit suspicieux, voire haineux. Aux yeux des fervents du Bitcoin, l’État est désigné comme grand responsable d’une précarisation à laquelle l’option crypto pourrait pallier. Mais la crypto-économie ne propose que des alternatives privées, ou qui vont dans le sens de la privatisation, et font l’impasse sur des formes d’organisations collectives plus favorables à la défense de l’intérêt général.

Dans votre ouvrage, vous soulignez que Bitcoin épouse une logique de continuité néolibérale enrichissant les plus riches, et appauvrissant les plus pauvres, plutôt qu’il ne porte en germe une révolution égalitariste de l’économie…

Tout à fait. Bitcoin se vend comme un outil de libération mais au fond, qui en détient aujourd’hui ? Certainement pas les habitants du Salvador, dont le président Nayib Bukele a voulu démocratiser l’usage du bitcoin en l’adoptant comme monnaie légale courant 2021. L’opération, présentée comme “bond en avant” s’est clôturé sur un échec patenté. Sa mise en place a aggravé le déficit public, sans parvenir à capter l’intérêt des foules – le Bitcoin paraissant trop contre-intuitif, pas assez efficace. Même promu à l’échelle gouvernementale, l’usage de ce crypto-actif ne parvient pas à devenir “populaire”. En réalité, ceux qui en possèdent sont une minorité. Il s’agit d’un marché concentré aux mains de quelques hommes régnant sans partage sur l’industrie des technologies. Dans cette économie de la prédation, il n’y a aucune place destinée au “peuple” – sauf pour nourrir la base d’un écosystème pyramidal. Concrètement : on promet monts et merveilles à des populations envoûtées qui, pour l’écrasante majorité, finissent plumées. Tout simplement.

À vous entendre, il y a donc urgence à tourner le dos aux cryptos-monnaies ?

Ça et là des usages progressistes de la crypto existent, mais ces pratiques relèvent de l’infra-minoritaire, sans la moindre possibilité d’adoption de masse. La réalité à laquelle nous faisons face est celle du développement galopant d’une industrie rapace aux externalités négatives désastreuses, tant sur le plan de l’aggravation des disparités économiques que de l’accentuation de la crise environnementale. Il est plus que temps de démystifier Bictoin – et ses quelques 20 000 émules – si l’on souhaite dissiper, enfin, le mirage des “monnaies magiques”. Un premier pas nécessaire, sans doute, pour paver la voie à des lendemains moins consuméristes, plus responsables.

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