“Metro, boulot, tombeau”, “Borne out”, “Travail à perpétuité”… Ceux qui comptaient parmi les centaines de milliers de Français à battre le pavé contre la réforme des retraites en 2023 s’en souviennent sans doute ; au milieu de nuages de lacrymo, ça et là des pancartes brandies bien haut affichaient fièrement leurs slogans. Parmi eux : “Pas de retrait, pas de JO”. Circoncise, la punchline laissait entendre que l’organisation de l’évènement sportif allait offrir l’occasion d’un bras de fer favorable, pour la grogne sociale. Grosso modo : “Monsieur le Président, si vous n’écoutez pas nos revendications, attendez-vous à un sabotage en règle du rendez-vous censé assurer notre rayonnement international”.
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Bon. À un peu moins de deux mois de la cérémonie d’ouverture desdits JO, et alors qu’Emmanuel Macron a appelé à une “trêve olympique sociale” courant mars, on a voulu savoir à quoi s’attendre, en matière de perspectives protestataires. De modes de contestations envisageables – et de répressions à craindre. Des thématiques que maîtrise sur le bout des doigts Michel Kokoreff, sociologue professeur des universités à Paris VIII. Et c’est justement à Saint-Denis, qui accueillera tantôt le “village des athlètes”, que l’auteur de La Diagonale de la rage. Histoire de la contestation sociale en France des années 1970 à nos jours (Éditions Divergences) et de Violences policières, généalogie d’une violence d’État (Éditions Textuel) nous fixe justement rendez-vous. Entretien.
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À l’approche des JO, la CGT a dores et déjà déposé des préavis de grève qui couvriront la période olympique, tandis qu’une grève des cheminots SNCF a embrayé fin mai… Le début d’un embrasement social ?
MK. Même s’il existe bien des revendications liées aux “primes JO”, je ne vois pas se dessiner un vent de contestation similaire à celui auquel avait donné lieu l’organisation de la coupe du monde de football au Brésil en 2014, par exemple. Tout simplement parce qu’en France, les Jeux Olympiques suscitent un large consensus populaire, que la pression médiatique est énorme, les collectifs “anti-JO” ultra-minoritaires, et que l’actualité politique est ailleurs – à Gaza, en Ukraine, en Nouvelle-Calédonie… Même l’engouement pour les élections européennes du 9 juin prochain semble bien fragile ! Aussi : les millions de visiteurs attendus aux JO et les menaces d’attentats, réels ou supposés, légitiment un dispositif policier considérable – reconnaissance faciale comprise. Alors plutôt que de tabler sur un mouvement social avant les Jeux ou des protestations “pendant”, nous pourrions peut-être miser sur un “appel d’air” social post-JO…
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Imaginons que votre hypothèse soit juste. La contestation pourrait alors adopter les modèles d’actions que vous décrivez dans La Diagonale de la rage. Sit-in, manif’ sauvage, occupations… Un éventail “polymorphe”, qui laisse penser que la grammaire de la protestation s’est enrichie, depuis les “traditionnelles” grèves des années 70 ?
Le répertoire d’action collective a effectivement gagné en diversité. Au regard des nouvelles générations, les mobilisations collectives “traditionnelles” que vous mentionnez avaient quelque chose de has been. De sorte qu’en 2016, toute une partie de la jeunesse s’est socialisée à la contestation à travers les manifestations contre la “Loi Travail” et Nuit Debout en développant des stratégies et des pratiques jusque là peu expérimentées en France. Ce sont le “cortège de tête”, le mode d’intervention du “black block”, mais aussi un modèle d’occupation des universités directement inspiré des ZAD. Certaines techniques zadistes ont été reprises ailleurs par des syndicalistes de la CGT ou la Confédération paysanne, comme à Saint-Soline en 2023, voire même des syndicats. Ce qui témoigne d’un double phénomène : dans le même temps où la contestation sociale se diversifie dans de multiples scènes, se dédouble même sur les réseaux numériques, on a assisté à une circulation des registres d’action radicale.
L’encadrement des manifestations a, lui aussi, évolué au cours des dernières décennies. Le documentaire Au nom du maintien de l’ordre du journaliste Paul Moreira (disponible sur Prime Video) illustre une tendance aux “coups de force”. Comme avec ces images de blindés qui interviennent, pour la première fois dans les rues de Paris, lors de l’acte IV des Gilets jaunes…
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De manière générale, on peut parler d’un processus de militarisation du maintien de l’ordre. Il n’y a qu’à observer la comparaison qu’établit ce documentaire, entre l’équipement des polices mobilisées pour encadrer les manifestations en 1968, et en 2018, pour s’en convaincre. Bien sûr, nous n’avons pas affaire à la Garde nationale des États-Unis, ni à la police militaire du Brésil. Il n’en demeure pas moins que la révolte des Gilets jaunes s’est heurtée aux grenades de désencerclement et aux LBD, classifiés comme matériel de guerre par les conventions internationales et qui ont fait d’innombrables mutilations et blessures graves. Par ailleurs, cette “militarisation” ne concerne pas que les armes, elle s’applique aussi aux stratégies déployées. Avec un quadrillage de l’espace urbain, la banalisation de la “nasse” – qui sera d’ailleurs jugée illégale par le Conseil d’État en 2021 -, et cette transition radicale : on est passé d’une stratégie traditionnellement “préventive” du maintien de l’ordre qui visait à empêcher les dégradations par la dissuasion, à une stratégie “offensive”. Contrôle en amont des manifestations, charges intermittentes, interpellations ciblées dans la foule etc.
Une proximité physique qui passe, aussi, par un “encadrement” serré des personnes mobilisées. Dans Au nom du maintien de l’ordre, on aperçoit des foules manifester en étant littéralement bordées d’unités policières.
Et c’est tout à fait nouveau. Lorsque j’ai fait mes premières manifestations en 1973, les policiers lançaient des gaz, chargeaient… Ils faisaient peur, mais maintenaient globalement une distance spatiale. Indéniablement, un seuil a été franchi. Si le “moi” des années 70 était brusquement projeté dans une manifestation récente, il serait sidéré par la nouvelle approche du maintient de l’ordre. Mais ce “bond” temporel n’a rien de nécessaire pour susciter cette émotion : au fond, tous ceux qui ont récemment ont été sidéré par ce qu’ils ont vu, et vécu. Notamment à cause du niveau de violences policières disproportionné, parfois aberrant. Face à cette répression inédite, masques, lunettes de plongée et sérum physiologique sont devenus d’un usage courant. L’apparition des street medics est un autre symptôme du phénomène.
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Le collectif Désarmons-les recense en France 66 éborgnés par des tirs de Flash Ball, de LBD et de grenades de désencerlement depuis 1999, dont 29 entre 2018 et 2019, soit la période dite de la “crise” des Gilets jaunes. À partir de ces chiffres, doit-on conclure à une “brutalisation” du maintien de l’ordre ?
C’est l’évidence. Qu’il s’agisse du recensement des violences policières et des mutilations grâce au “Allô Place Beauvau” de David Dusfresne, du décompte des journalistes, des médias indépendants, des organisations nationales et internationales… toutes ces données convergent. Elles démontrent, à mon sens, plus qu’une “brutalisation” de la police, l’extension et l’intensité de la violence d’un État autoritaire. Un État déterminé à mettre en œuvre “quoi qu’il en coûte” une politique néolibérale impopulaire, à coups de 49.3, au mépris de la démocratie, et en s’adossent à une répression féroce. Qu’on ne s’y trompe pas néanmoins : c’est en creux le signe de la fragilité du pouvoir, de son immaturité politique et de ses craintes.
Dans l’espace médiatique comme lors de prises de paroles politiques, on a souvent renvoyé dos-à-dos cette “brutalisation” policière avec celle des manifestants – notamment ceux adhérant au “black block”. La symétrie vous paraît-elle pertinente ?
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Qu’il y ait une spirale de la violence, sous la forme d’une montée en puissance des agressions réciproques entre manifestants et force de l’ordre, nul ne songerait à le nier. Le “black block” n’existerait pas si le niveau de la violence policière n’avait pas grimpé ces dernières années, par exemple. Et “en retour”, sa stratégie offensive, spectaculaire – souvent réduite aux yeux de l’opinion à des manœuvres de “casseurs” ou “d’apprentis terroristes” – légitime l’escalade de la brutalité policière. Mais mettre sur le même plan la puissance des protestataires et la répression des gardiens de l’ordre public, ce serait occulter l’asymétrie des forces en présence. Au regard de l’équipement, de la formation… Soyons clairs : on ne peut pas comparer l’usage d’armes de guerre avec la projection de canettes vides, de pierres ou de tirs de mortiers. L’argument de la “symétrie” est hypocrite tout en frisant le ridicule, dans la mesure où il suggèrerait que quelques jeunes organisés en “black block” pourraient défier l’État et ses institutions à “armes égales”… Ce qui est risible, évidemment, de l’intox…
Qu’il s’agisse de Nuit Debout, ou des manifestations contre la “Loi Travail” et la réforme des retraites, force est de reconnaître que la mobilisation n’a pas obtenu gain de cause. Les syndicats seraient-ils plus faibles qu’auparavant, ou le gouvernement plus sourd ? En somme : qu’est-ce-qui bloque ?
C’est compliqué. Il y a eu certes des erreurs stratégiques de la part des syndicats qui n’ont pas réussi à enclencher de “grève générale” pour bloquer le pays face à un gouvernement résolu au “passage en force”, ainsi qu’un phénomène de “dispersion” des forces militantes, qui a pu empêcher de “faire bloc”. Tous ces facteurs, couplés à la judiciarisation de l’activisme et à la peur d’être blessés par les forces de police, nous ont collectivement poussés vers une phase de la lutte sociale plus “défensive” que “offensive”. Avec un arrière goût de dépression militante : après tout, on a beau manifester en France plus que partout ailleurs dans la communauté européenne, nos récentes mobilisations n’ont produit aucun bouleversement structurel. Nous sommes face à un mur !
De là à désespérer de la contestation populaire ?
Surtout pas ! Mais disons qu’il y a urgence à sortir d’une vision compétitrice – sportive, presque – des “défaites” et des “victoires” sociales. Tout simplement parce qu’elle ne restitue pas dans toute sa richesse l’aventure contestataire des “vaincus”, leur histoire. En un sens, on peut considérer que depuis le mouvement contre le Contrat première embauche (CPE) en 2006, aucun mouvement social n’a remporté “gain de cause”, pour reprendre votre expression. Mais dire cela, ce serait supposer que, par conséquent, “rien n’a eu lieu” – et donc faire abstraction des solidarités et convergences opérées, des liens tissés, de la socialisation politique de nouvelles générations, des potentialités ouvertes pour vivre dans “un autre monde”. Ce serait aussi oublier la diffusion de discours contre-hégémoniques. Que ce soit sur le travail, le racisme, les violences policières et sexuelles, les rapports de discrimination, l’écologie… Les Soulèvements de la Terre ont par exemple permis aux Français de saisir le péril que représentaient les mégas-bassines, et de découvrir ce qu’étaient les enjeux de “l’économie de l’eau”. Ce n’est pas anodin du tout ! Voilà le type d’acquis qui doit nous empêcher de céder au fatalisme protestataire et maintenir ouvert le champ des possibles.