Afro-pessimism, colorblindness, Amérique “post-raciale”… Ces concepts-clés de la critique antiraciste que Get Out nous a transmis

Publié le par Antonin Gratien,

Des notions essentielles, pour comprendre les discriminations qui gangrènent (encore) les États-Unis.

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Longtemps, Jordan Peele a pointé le racisme larvé de l’Amérique blanche par le biais de l’humour – dans les sketchs de Key & Peele aux millions de vues sur Youtube, notamment. Et puis l’homme de comédie a changé son fusil d’épaule. L’histoire raconte qu’après avoir assisté à un stand-up d’Eddie Murphy où celui-ci blaguait sur sa première rencontre avec les parents (blancs) de sa copine, celui qui n’était alors pas encore réalisateur aurait décidé d’explorer, pour la première fois, les noirs rivages de l’angoisse afin de dénoncer – encore, toujours – l’intolérance rampante de son pays. L’idée conductrice de Get Out avait germé.

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Véritable phénomène du grand écran, ce thriller psychologique produit par la très florissante Blumhouse (Paranormal Activity, Slipt…) a engrangé 172 millions de dollars de recettes, pour seulement 4,5 de budget. D’évidence, Jordan Peele a réussit son coup d’essai haut la main d’un point de vue commercial – mais aussi intellectuel. Très vite, des universitaires ont transformé ce bijou de suspens en “boîte à outils” conceptuelle. Car derrière les saisissant apparats des codes tradi’ de l’horror movie, se trouve (bien sûr) une métaphore politique percutante. Laquelle a donné lieu à de nombreuses interprétations, qui mettent en lumière certaines parmi les plus importantes notions mobilisées dans les études littéraires made in US sur le racisme. On fait le point, concept après concept.

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1. Le mirage de l’Amérique “post-raciale”

Sorti en 2017, Get Out s’inscrit dans le contexte particulier des États-Unis d’après Obama. Au lendemain de l’élection du premier président noir du pays en 2008, d’aucuns avaient annoncé, sur des airs plus ou moins triomphants, que son ascension au pouvoir actait l’avènement d’une post-racial America. C’est-à-dire un pays enfin libéré du racisme qui l’avait, des siècles durant, rongé. Un peu comme si, par un coup de baguette magique, les barrières de classes et de races s’étaient volatilisées. Bien sûr, cette vision relève du fantasme. Un fantasme dangereux, car la perspective quasi-utopique qu’il implique escamote insidieusement la réalité des discriminations dont étaient victimes encore les minorités, pendant et après Obama.

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Dans Get Out, le fait que le père Armitage soutienne mordicus que “Obama a été le meilleur président du pays, de loin” et qu’il aurait “voté pour son troisième mandat” si cela avait été possible, ne l’empêche pas de charcuter des afro-américains à la pelle. Voilà pour la fiction. Côté réalité historique, le notoirement raciste Donald Trump a succédé à “l’espoir Obama”, à la tête d’une Amérique qui sera, sous sa direction, fracturée par plusieurs drames. L’attentat raciste de Charlottesville puis la mort de George Floyd, pour ne citer qu’eux. 

2. Les faux-semblants du colorblindness 

Alors que Chris prépare sa valise pour aller à la rencontre des parents de sa partenaire, Rose, il ne peut s’empêcher de demander : “Est-ce-qu’ils savent que je suis noir ?”. Et à la diabolique de répondre par la négative, avant de blaguer : “Maman, papa, mon copain noir vient à la maison ce week-end, je ne veux pas que vous soyez choqués”. Sous-entendu : il serait absurde que sa famille “regarde” sa couleur de peau.

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Dans le monde anglo-saxon, on parle de colorblindness pour désigner cette posture prétendument indifférente aux origines des individus, et que la famille Armitage sur-performe de prime abord. À peine a-t-on fait les présentations qu’on s’enlace, qu’on papote en bons amis. Sauf que. Depuis quelques années, de nombreux textes démontrent que la colorblindness – un peu à l’instar de la post-racial America, à laquelle elle est d’ailleurs liée -, en voulant agir comme si il n’existait qu’une humanité délestée des distinctions raciales (on parle “d’universalisme”) nie le racisme structurel dont les minorités sont victimes.

3. La triste réalité d’un liberal racism

Fraîchement débarqué dans la somptueuse demeure des Armitage, Chris ne se heurte pas à un racisme “de front”. Aucun redneck sudiste, ni de néo-nazis, ni même de représentants du fameux électorat “alt-right” de Trump ne vient lui cracher à la figure, ou le menacer de son fusil. Pourtant, le racisme est bien là. Diffus, enraciné. Sans jamais faire montre d’hostilité ouverte (enfin, dans la première partie du film) les hôtes de Chris et leurs “amis” issus de la middle class WASP américaine font montre d’intolérance, sous la forme d’un “liberal racism”.

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Plutôt ancré du côté de ce qu’on nomme, en France, le “racisme ordinaire”, cette posture s’exprime à travers l’adhésion à certains stéréotypes. Dans Get Out, il s’agit notamment de l’obsession historique, culturelle, selon laquelle les noirs seraient détenteurs d’une force physique (et sexuelle) prodigieuse. Le grand-père de Rose a lancé le “programme” d’accaparement des corps de cette population après avoir été battu lors de JO par un homme d’origine africaine. “Si tu faisais du MMA, tu serais une vraie bête avec ton physique” n’est qu’une des nombreuses remarques adressées à Chris qui, sous des airs faussement flatteurs, témoignent d’un racisme banalisé.

4. L’afro-pessimism, porté sur grand écran

“Être noir en Amérique, suggère Get Out, c’est être piégé dans un récit sans fin de terreur racialisée”, écrit Ryan Poll dans un article de 2018. À en croire ce professeur de cultural studies, le film de Jordan Peele exemplifierait la pensée de l’afro-pessimism selon laquelle “le monde des Maîtres Blancs et des Esclaves Noirs est le monde dont nous avons hérité, et dans lequel nous vivons”. En d’autres termes, le concept implique qu’être noir, aujourd’hui comme en 1734, 1845 ou 1967 revient à être, encore et toujours, “socialement marqué comme esclave”. Get Out met précisément en scène cette idée, qui apparaît comme l’antithèse du concept de post-racial America cité plus haut.

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Dans la première partie du film, Chris, qui confiera “devenir nerveux dès qu’il y a trop de blancs aux alentours”, est frappé par le fait que les Armitage n’emploient que des noirs à leur service. Avant de découvrir qu’ils sont, en réalité, utilisés comme “réceptacles” pour Blancs. De manière générale, l’univers de Get Out est représenté comme un terrain de prédation au sein duquel les noirs sont relégués au statut de proies. Par exemple : lorsque, en “intro” du film, Jordan Peele filme Andre prendre peur dans une banlieue dont on devine qu’elle est occupée par des blancs, il fait une référence évidente au meurtre de Trayvon Martin. Un afro-américain abattu au pistolet en 2012 par un coordinateur de surveillance de voisinage, et dont le seul “tort” était de marcher dans un white neighborhood. Preuve que le spectre de la crispation xénophobe plane encore. Et avec elle, l’horreur d’un racisme tentaculaire dont Get Out dépeint la sinistre actualité.

5. Qui a besoin du white savior ?

Il est intrépide, et défend les opprimés au péril de sa vie. Superman ? Non. Zorro ? Râpé. Peut-être aurions-nous dû préciser que le personnage mystère vient à la rescousse de non-blancs, souvent représentés dans une situation de détresse économique ou sociale. Car oui, lorsque le white savior revêt sa cape de super-héros, c’est pour prêter main-forte à des minorités raciales supposément incapables “d’agentivité”, de pouvoir d’agir. In fine, ces populations sont réduites aux statut de bénéficiaires passifs d’une bienveillance blanche introduite comme salutaire. Bref, reste à dire “merci”. Et avec le sourire, s’il vous plaît.

Ce lieu commun du cinéma, on le retrouve autant du côté du Dernier Samouraï que d’Avatar (dans la mesure où les Na’vis sont lus comme “non-blancs”). De son côté, Jordan Peele sabote la figure du white savior à travers le personnage de Rose. Dans un premier temps, la “partenaire” de Chris apparaît comme une protagoniste alerte et attentionnée, à l’endroit des discriminations que Chris pourrait subir. Alors qu’un policier lui demande de présenter son ID suite à un accident de voiture dans laquelle il ne conduisait pas, Rose s’insurge. Et dénonce un comportement abusif, raciste.

Mais ce vernis de justicière indignée aura tôt fait de s’écailler. Bien vite, on réalise que le personnage est complice des méfaits de ses parents. C’est d’ailleurs contre elle qu’à lieu la “lutte finale” du film, qui se clôturera par l’arrivée salvatrice d’une voiture de police conduite par le meilleur ami de Chris qui est… Noir. Face à l’hypocrisie crasse du white savior, voilà que le brotherhood afro-américain triomphe.