Depuis quelques semaines, la libération de certaines régions d’Ukraine a provoqué la sidération de la communauté internationale face aux exactions perpétrées par les troupes russes. Parmi les crimes commis, le viol.
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Coordinatrice d’unité de recherche à Médecins Sans Frontières, Françoise Duroch a travaillé plus de quinze ans sur les violences sexuelles. Pour la chercheuse, le viol peut être une arme en zone de guerre et s’exercer aussi parfois sans dimension stratégique, du fait du contexte permissif des terrains de conflits.
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Le viol, crime de toutes les guerres
Dans l’Histoire, la femme est un “butin” : de l’Antiquité jusqu’à nos jours, en passant par le Moyen-Âge (les archives font état d’appels au viol lors de sièges menés par Charles le Téméraire en 1468), une analogie existe entre territoire ennemi et corps féminin ennemi.
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Dans la guerre, le corps de l’autre est une cible à atteindre par tous les moyens. Le viol constitue un outil visant à terroriser les populations civiles, et une torture psychologique pour celles•eux que l’on oblige à regarder : les proches sont parfois forcés d’assister à l’horreur.
Le viol, comme défini par l’ONU Women est “tout acte de pénétration vaginale, anale ou orale non consentie, commis sur une autre personne en utilisant une partie du corps ou un objet. Il peut être commis par toute personne connue ou inconnue de la victime, même dans le cadre de relations matrimoniales ou autres, ou lors de conflits armés”.
Le viol peut aussi avoir l’objectif insensé de changer la composition ethnique du groupe visé : l’enfant à venir aura les attributs du géniteur. Dans certains conflits, le viol permet aussi de transmettre délibérément le VIH, comme ce fut le cas au Rwanda.
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Le corps des soldats est une arme de combat, celui des ennemis un territoire à prendre
La métaphore du corps féminin comme terrain à conquérir a donc toujours été une constante des guerres. Pour Françoise Duroch, cette symbolique dépend également des normes sociales. “Le viol sera spécialement traumatique dans une société où la virilité est mise en valeur, où les hommes doivent protéger les femmes. Violer des femmes, c’est atteindre l’honneur des hommes”.
L’environnement conflictuel provoque la déshumanisation de chaque partie : le corps des soldats est une arme de combat, celui des ennemis un territoire à prendre. “Dès qu’il y a guerre, il y a destruction de l’adversaire. Mais il y a des paliers comme la prise d’une ville. Lorsque le conflit commence à s’enliser, comme c’est le cas actuellement [pour les troupes russes sur le sol ukrainien, ndlr], les paliers des exactions grimpent”, selon F. Duroch.
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Un témoignage rapporté par l’AFP fait état d’un viol, perpétré par deux soldats sur une femme ukrainienne, en raison de la profession militaire de son mari. Par ailleurs, le président Volodymyr Zelensky a déclaré dans une vidéo au parlement lituanien : “Des centaines de cas de viol ont été enregistrés, y compris ceux de jeunes filles mineures et de tout-petits enfants”. L’ONG Human Right Watch a également fait part de ces accusations à l’encontre de la Russie.
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Les services secrets ukrainiens ont quant à eux intercepté l’appel d’une femme russe à son mari soldat, déclarant : “Tu vas là-bas, tu violes des femmes ukrainiennes, et tu ne me dis rien. Compris ?”.
La pluralité des situations et la massification des témoignages amènent à interroger le caractère systémique des viols perpétrés à l’encontre des civils ukrainiens.
Pourtant, violer durant les conflits est parfois le fruit d’un contexte d’impunité, sans idéologie directrice
Françoise Duroch l’affirme : “Il y a eu des exactions, c’est certain”. Mais selon la chercheuse, il est nécessaire de questionner le terme générique du viol comme “arme de guerre” : le viol est-il toujours le résultat d’un discours de commandement en temps de guerre, ou peut-il être commis sans stratégie militaire systémique, seulement par opportunisme ?
En temps de guerre, le cadre judiciaire et les instances de pouvoir sont effacées : le contexte d’impunité et de permissivité des gradés incite à perpétrer tout acte criminel, normalement réprimandé hors conflit. Françoise Duroch illustre cette situation : “Il peut s’agir de personnes sous un commandement qui leur laisse carte blanche et ferme les yeux, qui dit : ‘si vous voulez faire preuve de violences sur l’ennemi, faites-le'”.
Selon la chercheuse, les soldats dits “professionnels” ont connaissance du droit international en matière de protection des populations civiles dans les zones de conflit (Convention de Genève, 1949).
Mais certaines armées se composent aussi de combattants contractuels, mercenaires et milices parfois ingérables. Dans le contexte ukrainien, on pourrait s’interroger sur le rôle du groupe Wagner dans la stratégie militaire russe. Françoise Duroch insiste : l’absence de contre-pouvoirs et de justice permet tout. “Finalement c’est se payer sur la bête. On rentre dans les maisons, on mange ce qu’on trouve, on boit, finalement s’il y a une fille, ça fera bien passer le temps, ça fait partie de rétributions que certains combattants pensent avoir”.
Le viol comme “arme de guerre” ou “crime de guerre” est donc à interroger : “est-ce un scénario commis par quelques individus ingérables, ou bien un scénario pensé, réfléchi, articulé, formulé par le commandement supérieur ?”, s’interroge Françoise Duroch.
Comment enquêter sur les viols en zones de conflits ?
Juridiquement, la reconnaissance de l’acte de viol dans les conflits arrive tardivement : il faut attendre 1993 et la découverte des viols massifs perpétrés en ex-Yougoslavie (notamment sur les femmes de confession musulmane, et les hommes combattants) pour reconnaître le viol comme crime contre l’humanité à l’échelle internationale, lorsque perpétré au cours d’un conflit armé et dirigé contre une population civile.
Durant le génocide des Tutsi du Rwanda, qui s’est déroulé d’avril à juillet 1994, au moins 250 000 femmes Tutsi auraient été violées selon l’ONU. Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) a été le premier à reconnaître le lien entre viols et génocide, lors d’un procès en 1998 : “le viol peut constituer une forme de génocide s’il est commis avec l’intention de détruire un groupe particulier”. Le viol est alors caractérisé comme “crime constitutif de génocide”.
À l’aune de ce lien établit par le TPIR, les accusations de génocide portées par le président Zelensky et relayées par plusieurs chefs d’États comme Biden deviennent un enjeu politique et humanitaire majeur de la guerre en Ukraine.
Pour la coordinatrice de recherche de Médecin Sans Frontières, le protocole d’enquête est minutieux : “Il faut toujours éviter, au cours de l’enquête, de faire répéter son témoignage à une victime, ce qui pourrait provoquer une re-traumatisation. Il faut croiser les sources, interroger les potentiels témoins oculaires”. Pour Mme Duroch, la protection de la parole des victimes est également nécessaire, afin d’éviter les potentielles représailles.
La dimension médico-légale de l’enquête est également un enjeu majeur en milieu conflictuel. Les prélèvements ne sont plus possibles, lorsque les villes sont libérées plusieurs semaines après les exactions. “Une enquête en cours, dans un conflit en cours, c’est très compliqué. Il y a une guerre de communication sur ce qu’il se passe, de la part des deux camps”.
“Il n’y a jamais de guerre propre”
Au-delà de l’enquête, la prise en charge des victimes est tout aussi difficile. Chez Médecins Sans Frontières, le protocole de prise en charge de victimes inclut la délivrance de rétroviraux dans les trois jours suivant le viol, la pilule du lendemain, la prise d’antibiotiques, et le support psychologique. “Le protocole en lui-même est simple : ce qui est quasi impossible en zone de guerre, c’est d’accéder aux patients”, reconnaît Françoise Duroch. Suivant la trajectoire académique des personnels de santé de certaines zones, la prise en charge est plus ou moins compliquée.
Les différentes enquêtes institutionnelles et indépendantes permettront au cours des prochaines années de statuer sur la nature des viols perpétrés en Ukraine : s’agit-il d’ordres de propagande militaire ou est-ce le résultat d’opportunisme face à l’impunité qui règne dans les zones de guerres ? Comme le rappelle Françoise Duroch, “il n’y a jamais de guerre propre”. L’aphorisme permet de rappeler que le viol est une constituante de chaque terrain conflictuel, souvent invisibilisé par d’autres exactions. Le viol est systémique en terrain de guerre, qu’il dépende d’une idéologie destructrice ou non. Le corps de la femme est objet, stratégique ou distractif.