Entre le fait d’être la témoin régulière de violences et celui d’en devenir à son tour la victime, il n’y a qu’un pas. En l’occurrence pour moi, il n’y avait qu’un portail.
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Comme tous les samedis depuis ce qui me semblait être toute ma vie, je passais la journée chez ma voisine et meilleure amie. On s’occupait comme on pouvait entre les quatre murs de sa chambre, à l’abri des engueulades incessantes de ses parents. Enfin de son père qui hurlait et de sa mère qui encaissait. Sortir prendre l’air devenait nécessaire, car même depuis notre petit cocon, on sentait la pression monter.
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Je l’ai donc laissée, le temps d’aller chez moi récupérer quelques affaires. Cinq minutes ont suffi. Occupée à faire mon sac, j’ai entendu mon téléphone vibrer. Une fois, deux fois. Puis le téléphone fixe dans le salon. J’ai tout de suite compris. J’ai accouru chez elle, mais évidemment la porte était fermée et sans poignée extérieure.
J’ai frappé sur la porte, sachant pertinemment ce qui m’attendait. Elle, en boule près de la porte, en pleine crise d’angoisse, et sa mère de l’autre côté de la pièce, plaquée contre le mur. Puis moi au milieu de tout ça, prenant conscience que je ne resterais pas simplement témoin, que je le veuille ou non.
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Ça n’a mené à aucun procès, pas même à une interpellation
Pourtant, je ne me voyais pas non plus devenir une victime. Ce n’est pas moi qui me qualifie comme ça, c’est le mot de la police et de l’avocate. Je pensais que mon intervention aurait un impact, pas qu’elle serait balayée, littéralement. Finalement, sa mère m’a suppliée de ne pas porter plainte. J’ai donc juste déposé une main courante. C’était son combat, ça changerait davantage sa vie que la mienne.
Dans les jours qui ont suivi, elle a trouvé le courage de déposer sa propre plainte et un dossier a été ouvert. J’ai eu des rendez-vous avec leur avocate, j’ai dit ce que j’avais vu à la police. Ça n’a mené à aucun procès, pas même à une interpellation. L’avocate était trop chère pour continuer et ils avaient “trop peu d’éléments”.
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Je ne m’imaginais pas qu’on prendrait en photo les bleus sur mon corps ou qu’on me proposerait un soutien psychologique, pas à moi. Même quand je repense à la pression de ses mains sur mon bras pour me faire sortir ou à l’impact de ses coups de pied sur mon abdomen, je n’ai pas le sentiment d’avoir été sa victime. J’ai juste le sentiment de revivre cet échec. Pour moi, tous ces bleus sont juste la preuve que j’ai perdu un affrontement que je m’étais préparée à mener au moment où je tambourinais de toutes mes forces sur la porte pour qu’on m’ouvre.
Je me vois davantage comme un dommage collatéral, celle qui s’est pointée au mauvais endroit au mauvais moment en toute connaissance de cause. “On ne répond pas à la violence par la violence”, comme m’a dit ma mère. Alors peut-être que j’aurais dû être plus fine et ne pas chercher à lui faire face de manière aussi frontale. Quand on n’a rien dans les bras, il faut tout avoir dans la tête.
Mes parents n’étaient pas là le jour où c’est arrivé, et je ne leur ai jamais vraiment raconté mon “agression”. Pas dans les détails en tout cas. J’ai surtout parlé de la violence subie par nos voisines, ce qui a suffi à les mettre dans tous leurs états. Ils n’avaient rien vu, les autres voisins non plus d’ailleurs. Je n’ose pas imaginer leurs réactions, surtout celle de mon père, si jamais je leur avais tout dit. Je ne voulais pas qu’ils aient des problèmes à cause de moi. Une famille détruite, c’est suffisant.
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J’aurais voulu être une “aide décisive”
Trois ans après, dans ma tête les choses sont très différentes : je ne regrette pas mon geste parce que je l’ai fait pour elles, mais j’aurais aimé réagir autrement pour que mon action soit plus efficace. Plutôt que de passer de témoin à victime, j’aurais voulu passer de témoin à “aide décisive”.
Pourtant, je refuse qu’on me définisse comme une victime supplémentaire de ces hommes violents, et de celui-là en particulier. Je préfère être une perdante. De cette façon, au moins, j’ai l’impression que lui et moi, on est sur un pied d’égalité et pas qu’il me domine. Mais ça n’a pas été le cas, on m’a qualifiée de victime et mon intervention a été tout sauf décisive.
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Elles ont quitté le pays toutes les deux du jour au lendemain. La mère a décidé de retourner dans son pays d’origine avec sa fille pour se reconstruire auprès de sa famille. Je vais leur rendre visite souvent. Le père, lui, est resté quelques mois après leur départ. Il racontait à qui voulait bien l’entendre que sa femme l’avait quitté sans raison, et me disait bonjour comme si rien ne s’était passé. Ça me faisait froid dans le dos, sa simple présence m’oppressait. Mais je faisais tout pour le lui cacher, car lui montrer, ça aurait été me placer dans la posture de sa nouvelle “victime”.
Je ne voulais plus avoir peur qu’il soit là à me scruter depuis sa fenêtre quand je rentrais chez moi.
Je ne voulais plus me sentir vulnérable face à un inconnu plus grand.
Son départ a été un véritable soulagement. Mais aujourd’hui encore, je ne veux plus me demander à chaque fois que je lis un article parlant de féminicide si vraiment “personne n’est intervenu” ou si comme moi quelqu’un l’a fait mais que ça n’a rien changé.
Je suis une témoin, une perdante, un dommage collatéral : tout sauf une victime. Les victimes, ce sont elles, et en me présentant comme telle, j’aurais l’impression de leur voler leur histoire.
Lina, 20 ans, étudiante, Argenteuil
Ce témoignage provient des ateliers d’écriture menés par la ZEP (la Zone d’Expression Prioritaire), un média d’accompagnement à l’expression des jeunes de 15 à 25 ans, qui témoignent de leur quotidien comme de toute l’actualité qui les concerne.