Konstantine est russe. Il a 34 ans et il vit aujourd’hui à Samarcande en Ouzbékistan. Jusqu’au 6 mars dernier, on aurait pu le croiser à Moscou, où il habitait avec sa femme dans l’appartement de ses rêves. Le couple a pris la difficile décision de partir, parce que Konstantine fait partie de l’opposition russe.
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“En Russie, il n’y a que deux options : le parti de Vladimir Poutine [Russie unie, ndlr] ou l’opposition”, explique le trentenaire, joint par téléphone par Konbini news. “Il fallait que je parte”, ajoute-t-il. Si sa situation n’était pas simple avant le début de la guerre en Ukraine, le 24 février dernier a rebattu les cartes.
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“J’ai toujours vécu avec la peur d’aller en prison, mais là, c’est un autre niveau. Si tu écris sur Facebook que l’armée russe a tué 300 personnes à Boutcha, tu risques quinze ans de prison, parce que tu ‘mens’ à propos de l’armée russe. Si tu te balades dans la rue avec une pancarte ‘stop à la guerre’, on va te retrouver et tu vas payer 300 à 500 euros d’amende. Et si tu recommences, tu iras en prison”, explique-t-il.
En effet, pour la plupart des Russes, il n’y a pas de guerre en Ukraine. Vladimir Poutine parle d’“opération militaire spéciale”. Selon les estimations du jeune homme, 60 à 80 % des Russes sont acquis à la cause de l’ancien agent du KGB. Seule une petite partie de la population a accès à des informations internationales. “Depuis des mois, la majorité des médias est à la solde du pouvoir. À la télévision, toutes les chaînes sont pro-gouvernement. La plupart des Russes ne connaissent que la position du gouvernement”, rappelle Konstantine.
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En capacité de télétravailler, elle en tant que développeuse et lui dans le marketing digital, le couple moscovite décide de partir. Le plan A, c’était de profiter de l’anniversaire de leur rencontre pour s’échapper. Avant la guerre, ils avaient réservé des billets pour l’Égypte. Leur voyage était prévu début mars. L’idée, c’était de ne jamais en revenir. Mais leur vol est annulé la veille de leur départ. Ils se tournent alors vers l’Ouzbékistan, d’abord pour des raisons économiques. “Avec la guerre, toutes les destinations étaient devenues hors de prix. Les billets pour l’Ouzbékistan n’étaient vraiment pas chers”, se souvient Konstantine.
Mais ce n’est pas le seul avantage de l’Ouzbékistan. Ce pays d’Asie centrale est une ancienne république soviétique qui appartient aujourd’hui à la Communauté des États indépendants (CEI), une organisation internationale qui regroupe neuf États de l’ex-URSS.
À ce titre, Konstantine n’a pas besoin de visa pour entrer sur le territoire. En Ouzbékistan, il se sent aussi protégé de la russophobie, dont certains de ses amis exilés ont pu être victimes ici et là.
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“Sur le papier, la Géorgie offre de bonnes conditions d’accueil aux Russes. Mais, en Géorgie, il y a aussi beaucoup d’Ukrainiens et j’ai entendu des histoires. Par exemple, si tu réserves quelque chose sur Airbnb et qu’on apprend que tu es Russe, on peut te demander de partir. De même, je ne sais pas si c’est vrai, mais il paraît que quand tu traverses la frontière avec la Géorgie, tu dois signer un papier qui dit ‘je suis contre le système politique russe, je n’enverrai pas d’argent là-bas’…”
Alice aux pays des merveilles
Vladimir Poutine et les médias à sa solde racontent aux Russes que leurs missiles sont d’une telle précision qu’ils ne touchent jamais les civils. “On dit partout que l’armée ne tue que les militaires et les fascistes et qu’elle essaie de libérer les citoyens d’un régime nazi. Après la destruction de la maternité de Marioupol, ils ont dit que c’était l’armée ukrainienne. C’est Alice aux pays des merveilles : tout ce qui est noir devient blanc et tout ce qui est blanc devient noir”, déplore Konstantine.
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Quant à connaître la valeur des sanctions que le monde occidental inflige depuis plusieurs semaines à la Russie, Konstantine est on ne peut plus cynique. “La Russie est un pays pauvre avec une Moscou très riche. La plupart des habitants de ce pays sont pauvres. Ils s’en fichent qu’on ferme Ikea, Zara ou Spotify. Dans l’absolu, ils sont OK avec les sanctions. D’une part, ça permet de rétablir les écarts de richesses, d’autre part, Vladimir Poutine s’en sert pour unir le peuple en pointant du doigt les Occidentaux”, analyse le jeune Russe.
Pour lui, il n’y a qu’une seule solution : “Il faut que vous arrêtiez d’acheter du gaz et du pétrole à la Russie. C’est la seule manière de porter un vrai coup à l’économie.” Pour le moment, les pays membres de l’Union européenne, plus ou moins dépendants de ces ressources, n’arrivent pas à se mettre d’accord.
Reste encore à savoir pourquoi Vladimir Poutine s’est embarqué dans cette guerre. Konstantine a aussi un avis précis sur la question. Contrairement à ce qu’on a pu entendre ici et là, cela n’a rien à voir avec la peur de l’OTAN. “La Lettonie, l’Estonie… font partie de l’OTAN et ce sont des pays qui sont encore plus près de Moscou que l’Ukraine”, rappelle-t-il.
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Selon lui, Vladimir Poutine n’agit que pour faire remonter sa cote de popularité, quelque peu égratignée par la réforme constitutionnelle de 2020, au terme de laquelle il va pouvoir gouverner jusqu’en 2036. “La plupart des Russes sont OK avec Poutine, mais pas au point de le laisser au pouvoir pendant quinze ans encore”, explique Konstantine. Une victoire militaire aurait donc permis au dirigeant russe de renforcer l’image d’empereur qu’il cultive déjà auprès de son peuple.
“Vladimir Poutine est comme un cosmonaute”
C’est alors que ses conseillers entrent en scène. Pour Konstantine, ça ne fait aucun doute, les généraux du président russe lui ont menti. Ils lui ont vendu une armée ukrainienne décadente et un peuple ukrainien acquis à sa cause, sur fond de corruption endémique.
“Le haut de la hiérarchie n’a aucune idée de ce qui se passe en bas. Le budget de l’armée est colossal en Russie. Vladimir Poutine avait toutes les raisons de penser que son armée était en excellente santé parce qu’il dépense énormément d’argent en ce sens, mais les trois quarts sont détournés par les généraux”, explique Konstantine.
Ajoutez à cela une population russe vieillissante et une certaine nostalgie pour l’ex-URSS et vous aurez des éléments permettant de comprendre le début du conflit. “Vladimir Poutine est comme un cosmonaute. Les gens qui l’entourent lui disent qu’il a raison sur tout. Il allume la télévision, il ne voit que des gens qui soutiennent ‘l’opération spéciale’. Il vit dans une bulle”, ajoute-t-il. Quant à savoir comment cette guerre va finir, Konstantine est très pessimiste :
“Contrairement à Hitler, Poutine ne peut pas être vaincu, à cause de la bombe atomique. Je ne vois aucune issue positive pour la Russie dans les années à venir. Notre meilleure chance, c’est que quelqu’un le tue, mais même après ça, beaucoup de gens qui l’entourent sont des criminels qui risquent d’aller en prison sans lui. Peut-être que le nouveau président ne sera pas un dictateur, mais ce sera toujours quelqu’un du parti et donc pas quelqu’un de bien. Même si Alexeï Navalny devient président, le prix des réparations pour l’Ukraine sera énorme, et les sanctions contre la Russie ne vont pas disparaître du jour au lendemain.”
Aujourd’hui, Konstantine est convaincu que son billet pour l’Ouzbékistan était un aller simple. Ses affaires restent donc stockées chez sa mère sine die, pendant qu’il prépare sa reconversion.