“La justice l’a reconnue comme femme, à elle de la reconnaître comme mère”, avait parfaitement résumé l’avocat Bertrand Périer lors de l’audience du 23 juin dernier. La Cour de cassation aurait pu rendre aujourd’hui un arrêt historique en reconnaissant (enfin) Claire comme la “mère” de son enfant. Un rendez-vous manqué avec une évolution et une cohérence du droit français…
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Bernard et Marie se sont mariés et ont eu deux enfants. En 2011, Bernard est juridiquement devenu Claire, puisqu’un jugement lui a permis d’obtenir la modification de la mention de son sexe à l’état civil. Toujours cinq lettres, mais qui cette fois forment le mot “femme”.
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Claire est une femme trans et, depuis neuf ans, le droit et la société la reconnaissent comme telle. Pourtant, jusqu’à présent, ce même droit se refusait à la reconnaître comme la “mère” de son enfant. Retour sur une bataille judiciaire sans précédent.
Une femme, oui. Une mère, non ?
En France, cette modification de l’état civil est possible dès lors qu’une personne “démontre par une réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue”, selon l’article 61-5 du Code civil issu de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle.
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Et “le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande”, selon l’article 61-6 du Code civil. En somme, pour obtenir la modification de son état civil, un homme n’a pas à subir de chirurgie et peut conserver son sexe masculin (c’est également le cas pour une femme).
En 2013, Claire et Marie ont “procréé charnellement” et Marie a accouché de Lucie, leur fille, en 2014. Claire, qui a fait établir une reconnaissance prénatale de maternité en tant que “mère non gestatrice” devant un notaire, s’est ensuite vu opposer le refus de l’officier d’état civil de transcrire cette reconnaissance de maternité sur les registres de l’état civil estimant “que seul le recours à l’adoption lui permettrait d’établir un lien de filiation avec sa fille”.
Alors voilà, deux parents biologiques, deux parents reconnus comme “femmes”, dont pourtant l’une des deux devrait demander, devant un tribunal, l’adoption de son propre enfant… Claire et Marie ne se lanceront pas dans cette procédure. À la place, elles entameront ce qui sera le début d’une bataille judiciaire inédite et éprouvante. Claire est une femme, et elle veut être reconnue comme la mère de son enfant sur l’acte de naissance de Lucie.
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En 2016, pour le tribunal de grande instance de Montpellier, c’est non
Non, parce que le droit français ne permet pas d’établir un double lien de filiation maternelle autrement que par l’adoption. Si cette filiation est reconnue à Marie, alors comment établir un lien de filiation entre Claire et sa fille ?
Malheureusement, le droit français ne le précise pas. Il y a un véritable vide juridique, puisque si le législateur a envisagé le cas de filiations établies avant la modification de la mention du sexe d’une personne (dans ce cas, pas d’incidence), il a ignoré le cas des enfants nés après la modification de la mention du sexe.
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Claire a fait appel de cette décision.
Pour la cour d’appel de Montpellier, en 2018, c’est oui, mais…
Oui, parce que les juges ont décidé d’établir judiciairement la filiation entre Claire et Lucie, estimant que “notre droit offrait la possibilité à [Claire], tout en conservant son identité de femme, de se reconnaître comme le père biologique de l’enfant, le droit au respect de [sa] vie privée, dans la mesure où il n’est pas incompatible avec l’intérêt supérieur de l’enfant […], exclut qu’on puisse lui imposer cette reconnaissance de paternité”.
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Les juges se refusent donc d’imposer à Claire un “retour à l’ancien sexe, même par un détour limité au rétablissement de la présomption de paternité”, car cela reviendrait à “la contraindre de renoncer partiellement à l’identité sexuelle qui lui a été reconnue”.
Mais le bémol est de taille. La cour a décidé que sur l’acte de naissance de Lucie, Claire ne serait ni “père”, ni “mère”, mais “parent biologique”. Les juges ont sans conteste tenté de combler ce vide juridique en établissant une filiation entre Claire et sa fille, tout en contournant l’interdiction d’établir un double lien de filiation maternelle. Mais ont-ils mesuré les conséquences d’une telle mention ? Est-ce à dire que Claire devrait se présenter ainsi : “Bonjour, je suis le ‘parent biologique’ de Lucie et voici Marie, sa mère” ?
De plus, sur les actes de naissance, il est toujours mentionné “mère” ou “père”. L’inscription de la mention “parent biologique” sur un acte de naissance aurait donc été une première. Mais cela reviendrait également à faire différemment, autrement… C’est-à-dire pas comme pour tout le monde.
Aussi, cette mention inédite risquerait d’interpeller les curieux et de violer le droit au respect de la vie privée de Claire. “Pourquoi est-il écrit ‘parent biologique’ ?”, risquerait-elle d’entendre à la mairie ou, plus tard, Lucie, lorsqu’elle entreprendra des démarches administratives. Que faudrait-il répondre ? “Parce que le droit m’a reconnue comme femme mais refuse de me reconnaître comme mère” ? “Parce que ma mère est trans” ?
L’avocat général de la cour d’appel de Montpellier a formé un premier pourvoi en cassation et Claire un second.
Un avis favorable rendu en juin 2020
Lors de la dernière audience du 23 juin 2020, l’avocate générale de la Cour de cassation a rendu un avis favorable pour Claire, laissant penser qu’elle pourrait bien être reconnue comme la mère de son enfant, malgré une ombre au tableau.
En effet, l’avocate générale estimait que “la désignation du parent dans l’acte de naissance de l’enfant […] doit prendre en compte la réalité de l’état civil de chacun des parents” et rappelait que Claire “étant d’un sexe féminin reconnu par jugement […], elle doit figurer sur l’acte de naissance de sa fille en qualité de mère”.
Néanmoins, l’avocate générale a proposé de faire inscrire en marge de l’acte de naissance de Lucie le jugement de 2011 reconnaissant ce changement de sexe. Or, pour Claire, il y aurait là encore une violation de son droit à la vie privée. Si l’on permet à un homme de devenir femme, si cette femme peut avoir un enfant avec une autre femme, parce qu’elle n’a pas changé de sexe, comment pourrait-on lui refuser d’être reconnue comme la mère de cet enfant ?
Septembre 2020 : rendez-vous manqué avec une décision historique
Comment doit s’établir la filiation entre une mère trans et son enfant biologique ? C’est la question à laquelle la Cour de cassation a répondu mercredi 16 septembre.
Au grand dam de Claire, son épouse Marie, leur petite fille de 6 ans et Clélia Richard, leur avocate, c’est une immense déception. Claire ne figurera pas sur l’acte de naissance de sa fille comme sa “mère”.
La Cour de cassation a décidé de renvoyer l’affaire devant la cour d’appel de Toulouse. Retour à la case départ ?
Contactée par Konbini news, Claire confie être “blasée par la justice“. Marie, elle, se sent “toujours indignée mais pas surprise.“
Le couple voit déjà venir encore deux ou trois ans de bataille judiciaire.“Ça sera dans la continuité des six ans que l’on vient de passer mais on sent les complications venir, les frais… C’est du détail mais on aimerait savoir pourquoi ils prennent ce genre de décision“, poursuit Claire.
“On atteint des limites pas acceptables de la part d’un État développé comme la France“, conclut Claire, avant de raccrocher.
Tous les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes concernées.