“Au fil des années 2000, l’intervalle entre le moment où quelque chose prend vraiment place et celui où on le revisite s’est insidieusement réduit”, constate l’auteur britannique Simon Reynolds dans son ouvrage Retromania: Pop Culture’s Addiction to Its Own Past. C’est ainsi que, après la bouffée nostalgique qui a donné un nouvel élan à ce qui constituait les années 2000, culturellement comme esthétiquement, c’est au tour des années 2010 de passer dans la machine à remonter le temps – les connaisseur·se·s appellent ça l’”indie sleaze”. Vous pensiez les snapbacks, les jeans slim et les shamballas derrière vous ? Heureusement ou pas, sur TikTok, des internautes font ressurgir des selfies en pied sublimés d’un filtre sépia, tout droit sortis d’une période bien précise : celle du swag.
Publicité
“You’re a jerk! (I know)”
Tout commence au tournant des années 2010, aux États-Unis. “Le swag commence à apparaître dans certains milieux de skateurs noirs américains avant d’être vraiment mis en avant avec un groupe d’ados qui s’appelle New Boyz, puis par le collectif ODD Future avec Tyler, The Creator”, situe Pierre Mendy, aka Somy, artiste et conférencier sur la culture hip-hop. Avec son titre clippé “You’re a Jerk”, New Boyz popularise non seulement le jerk, une street dance venue de Californie, mais aussi un nouveau style vestimentaire à base de slims, Vans, snapbacks et T-shirts à motifs. “Ils ont cassé les codes qui étaient très à la mode dans le quartier, dans les ghettos et dans le rap, comme les baggys et le XXL. Ils sont arrivés avec des pantalons slim, des T-shirts avec des motifs fluo ou léopard… L’idée était d’être le plus flashy possible et de se démarquer”, poursuit Somy.
Publicité
D’autres éléments viennent compléter le vestiaire swag : les vestes en jean sans manches, les bonnets, les sweats et les T-shirts estampillés Supreme, Obey, Mitchell & Ness, Diamond Supply Co. ou Chicago Bulls, sans oublier des accessoires plus ou moins random comme les shamballas, les bracelets fluo à message, les grosses lunettes de vue, le diamant à l’oreille… La “swag era” popularise aussi des objets bien spécifiques comme les casques et écouteurs Beats by Dre et permet même à de fausses Nike à talons de voir le jour. L’époque est au streetwear américain flashy, et tant pis si cela implique de fusionner des Dunk à des talons aiguilles.
Publicité
Le style est popularisé par des rappeurs américains qui le revendiquent largement dans leurs textes : “Purple Swag” d’A$AP Rocky (2011), “Pretty Boy Swag” (2010) ou “Snapbacks Back” (2011) de Tyga, “Swag So Official” de Wiz Khalifa (2010), “Surf Swag” de Lil Wayne (2009)… Dans son titre “Otis” présent sur Watch the Throne (2011), Jay-Z s’autoproclame même inventeur du swag, sauf qu’on doit en réalité le terme à Shakespeare dans Le Songe d’une nuit d’été (1595), où le terme “swagger” signifie “fanfaronner”. Bref, entre 2009 et 2011, le swag est dans la bouche de tous les rappeurs US qui plafonnent en haut des charts.
“C’est un rap très pop qui dépasse le monde du hip-hop : tous ces rappeurs de la période 2000-2010 ont un impact très fort sur la pop musique américaine, qui influence le reste du monde”, contextualise Somy. Plutôt issu du vestiaire masculin, le swag est aussi une affaire de meufs, comme le prouvent Rihanna ou Zendaya qui sort d’ailleurs le titre “Swag It Out” en 2011. Mais pour se souvenir des ambassadeurs du swag, il suffit de regarder la collection de T-shirts “moustache” d’Eleven Paris, qui fait presque office d’archive en la matière : Rihanna, A$AP Rocky, Tyga, Justin Bieber, Kanye West…
Publicité
Visage caché et filtre sépia
“Pour moi, le swag, c’était un style plutôt masculin que les filles ont adopté en gardant une touche féminine”, se souvient Inès, 28 ans et amatrice de selfies dans sa chambre une dizaine d’années en arrière. “Sur Facebook, je postais des photos de moi avec mon immense mèche de cheveux qui cachait la moitié de mon visage. Je n’y reviendrais pour rien au monde, mais à l’époque, j’étais hyper fière de mon style.” Parce qu’en plus de la déferlante du rap US dans l’Hexagone, les années 2010 sont aussi l’âge d’or de Facebook et Tumblr.
Publicité
Sur les réseaux, il est plus facile de mettre en scène l’attitude qui accompagne le style, à mi-chemin entre l’excès de confiance et l’arrogance. “Sur une de mes photos de profil Facebook, je porte le T-shirt Eleven Paris que tout le monde avait et des grosses lunettes épaisses. En légende, j’avais juste écrit : ‘Swag'”, retrace Laura, 25 ans. Les codes pour se la jouer cool en images ? Une légende concise, la langue tirée, une main ou une casquette qui cachent le visage, la tête baissée, le filtre sépia… “C’était beaucoup sur Facebook qu’il fallait faire le beau”, admet Sam, 27 ans. “C’était des photos avec le flash, un signe de la main, il fallait faire un truc avec sa bouche ou ses sourcils… Cette mode m’a grave marqué parce qu’elle était entre mes années collège et mes années lycée : c’était les premières soirées, les premiers sons que je commençais à kiffer par moi-même, l’époque Trace TV, la plongée dans la culture rap US à fond…”
Une ère courte mais intense
Alors que le terme “swag” est dans tous les casques Beats et sur toutes les photos Facebook, la flamme s’éteint soudainement en 2013. Dans une vidéo consacrée au sujet, l’internaute @speblack analyse cette mode soudaine et éphémère : “La ‘swag era’ était à la base une itération de la mode hip-hop qui a touché le grand public grâce à son accessibilité unique. […] Presque tout le monde pouvait se permettre de s’habiller comme Mac Miller, Cali Swag District ou la personne qu’il aimait.” Jusqu’à ce que cette mode ne devienne trop mainstream et que rappeurs et lycéens n’abandonnent leur snapback. “C’était un truc d’ado, et l’adolescence ne dure pas longtemps”, rappelle Somy. “Et selon moi, c’était faux, car il n’y avait aucune histoire derrière, au contraire du baggy par exemple. Le swag est arrivé quasiment du jour au lendemain, et ils ont pris des codes rejetés dans le ghetto pour se rapprocher de la hype.”
Publicité
Avec du recul, la “swag era” a surtout fait le pont entre deux périodes mode du hip-hop plus massives : le “skate rap” dans les années 2000, qui pioche dans le vestiaire des skatos avec les bonnets et les T-shirts à motifs, et l’immersion du rap dans la sape de luxe au tournant des années 2010, où s’habiller comme son rappeur préféré est devenu franchement plus coûteux. Entre les deux, les sweats Supreme et les T-shirts loose portés sur un slim symbolisent une époque foisonnante pour le rap US, avec des adolescent·e·s pouvant potentiellement se sentir plus proches de leur rappeur préféré grâce à leur look facilement reproductible. Pas si étonnant que, plus de dix ans après la fin de la “swag era”, Sam ne l’ait jamais vraiment oubliée : “Je suis sûr à 200 % que ça va revenir à la mode, ou en tout cas certains éléments, au même titre que pour les années 2000. J’ai déjà ressorti une petite snapback, et j’ai toujours les Vans et des T-shirts floqués oversize.” Si on laisse de côté les contrefaçons de Nike Dunk à talons, à voir.