D’ordinaire, j’aime bien commencer mes interviews par un “ça va ?”. Simple et spontanée, la question laisse toute la liberté à mon interlocuteur de répondre comme bon lui semble. Une réponse franche et profonde ou plus légère et distanciée, selon son humeur ou sa volonté de transparence. Lorsque je suis allé poser la question à Alice Tuyet, la restauratrice qui fait parler d’elle depuis un petit moment et à l’origine de la table dont tout le monde cause en cette rentrée, Faubourg Daimant, elle n’a pas mâché ses mots : “Je crois que je ne sais plus comment je m’appelle ni où je suis. Les journées sont longues, les nuits sont courtes, du genre deux à quatre heures max. Mes tenues ressemblent à des restes du dimanche soir, rien ne va avec rien”, nous confie-t-elle.
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Mais Alice Tuyet, battante et pas du genre à s’apitoyer sur son sort, tire une forme d’optimisme de cette aventure naissante et éreintante qui attire autant les curieux et les gourmets que les journalistes en cascade. “C’est la vie d’une ouverture avec un restaurant de 85 couverts ouvert 7j/7 midi et soir, sans compter les adresses précédentes où on se doit aussi d’assurer. Mais j’adore. Je me sens super bien. J’ai l’impression de me prendre une énorme vague, et j’ai dû bricoler un surf. Je me sens terriblement vivante, j’avance, en naviguant à vue, le vent aux trousses !”
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Alors que le restaurant, dont on prédisait la hype future, fête à peine son premier mois d’ouverture, il affiche déjà des débuts très encourageants. “Est-ce qu’on est contents ? Le mot ‘contents’ n’est pas assez fort”, coupe Alice Tuyet dans un sourire. “C’est un cocktail d’excitation que ça marche si bien, d’appréhension de continuer à faire notre travail avec le plus grand soin au quotidien malgré les défis qui s’accumulent, de reconnaissance que notre démarche trouve un écho, et à vrai dire, de surprise que ça prenne autant.” Il faut dire qu’au départ, rien n’était gagné d’avance.
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Les travaux et la crise sanitaire ont bien failli anéantir ce projet qu’elle traînait dans ses valises depuis plusieurs années. Il aura fallu de larges épaules, un mental d’acier et, évidemment, une sacrée patience avant d’arriver au jour J. “Plus tu attends avant d’ouvrir, plus tu as le temps de réfléchir et de douter. Puis, à un moment, vient le saut dans le vide, quand tu ouvres un resto, quand tu entrebâilles la porte au premier service, tu te demandes s’il va y avoir des clients. J’ai eu cette angoisse déjà à Plan D, ma première adresse, et l’opening de Faubourg Daimant n’a pas dérogé à la règle.”
“Ce bébé, il est en germe depuis cinq ans, ça fait une gestation sacrément longue, alors autant dire qu’on balisait comme des dingues. On s’est longtemps demandé : et si tout cela n’était qu’un rêve dans nos imaginaires qui ne rencontrerait jamais d’écho ?”
Un lieu unique
Faubourg Daimant est un restaurant pas comme les autres. En tout cas, il ne ressemble à aucun autre à Paris ou en France. Il est unique, pour plusieurs raisons. Au-delà de l’accueil, du soin apporté au lieu, à la vaisselle et au mobilier, il propose une cuisine avec un ADN tout aussi unique. Une cuisine végétalienne pensée par le chef Erwan Crier, qui travaille des recettes qui trottent dans l’esprit d’Alice Tuyet depuis “plus de cinq ans”. “Je sais que c’est beaucoup, mais c’est une cuisine toute nouvelle.” Dans la communication et le storytelling avant l’ouverture et depuis, Faubourg Daimant n’a par ailleurs jamais été présenté et estampillé comme un restaurant végan ou végétalien.
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Une prise de risque ambitieuse, risquée, mais logique et évidente pour la restauratrice. “C’était une volonté, absolument. Je n’ai jamais vu un restaurant omnivore se revendiquer publiquement omnivore, je ne vois pas pourquoi on devrait le faire sur du végan”, dit-elle. “Moi, en tant que restauratrice, je me considère comme un pont, un trait d’union, entre les convaincus et les sceptiques, les ‘pro’ et les ‘anti’, les végés, les végans et les omnis.”
“Daimant Collective est donc avant tout une histoire d’inclusivité. On n’est pas là pour polariser. C’est une histoire de réconciliation autour du goût et d’une expérience hédoniste. Avant tout, mon but, c’est faire un super resto qui peut compter parmi les plus belles adresses parisiennes, et il se trouve qu’on est plant-based. La démarche sur le végétal ne doit jamais effacer ou encore moins se substituer à ce désir de bon et de beau.”
Cette philosophie est d’ailleurs l’élément central du projet Faubourg Daimant. Une maison des années 1900, une table des faubourgs, qui propose une cuisine bourgeoise. Une maison avec de grands vaisseliers, des portraits, des salons intimistes et un jardin d’hiver aux agrumes. “Cette maison reste profondément contemporaine, pensée par des gens d’aujourd’hui pour des gens d’aujourd’hui. Bref, ce n’est pas un pastiche, un décor de théâtre. C’est un lieu qu’on espère d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Tout comme notre cuisine qui rend hommage aux classiques de la grande cuisine bourgeoise française, et notamment au travail du maître saucier.” À la carte, les sauces sont d’ailleurs un élément clé et moteur.
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On pense au jus de carcasses de légumes pensé comme un jus de viande, à une exceptionnelle sauce ravigote, une sauce tartare, des verts de ciboulette, bientôt une choron et un beurre café de Paris, ou encore un bouillon bouillabaisse… sans poisson. “Le tout en étant profondément ancrée dans les défis de notre société en 2023, à savoir l’écologie, les questions éthiques face à la surindustrialisation des chaînes d’élevage, et tout simplement la place du monde qui nous entoure dans nos vies de mangeurs et de mangeuses.”
“Faire du brocoli sans qu’on s’emmerde”
Faubourg Daimant n’est évidemment pas le premier restaurant végétalien à ouvrir ses portes à Paris, et encore moins en France, et il n’a pas la prétention de l’être. Le restaurant entend s’intégrer dans un mouvement global, solidaire et vertueux, prendre le train en marche, avec ses propres codes, ses envies et ses lubies. “À une époque où l’industrie agroalimentaire est le deuxième ou troisième plus gros contributeur au changement climatique selon les experts à qui vous parlez, je ne me voyais pas faire de la restauration sans une proposition radicale sur le végétal”, tranche Alice Tuyet. “L’urgence est là. Notre rôle, notre devoir en tant que restaurateurs serait presque de rendre désirable la durabilité. De faire du brocoli sans qu’on s’emmerde. D’exciter les amateurs de bonne chère en sensualisant le légume. Par la sauce, par le savoir-faire, par les techniques sur lesquelles nous innovons.”
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“C’était la genèse de mon végétalisme, la cause animale est devenue ma mission de vie, je ne supporte pas la souffrance que l’on inflige aux animaux en élevage intensif. Et si on peut inspirer ne serait-ce qu’un client à se dire : ‘Tiens, why not, je vais peut-être manger des légumes un peu plus souvent, car la protéine ne m’a pas manqué chez Daimant’, j’aurai tout gagné.”
Mais la cuisine végétalienne est un défi de tous les jours. Contrairement à certaines protéines animales que l’on peut se contenter de faire cuire et de condimenter correctement, les fruits et légumes, eux, ont besoin d’être choyés, dorlotés et transformés pour donner le meilleur de ce qu’ils ont à offrir. “C’est compliqué, car le légume nécessite un travail intense : peler, détailler, compoter, mijoter, saumurer, paner, blanchir, frire, etc. On n’utilise aucun légume brut, autrement ce serait ennuyeux. On doit y apporter du goût, du goût, du goût”, explique Alice Tuyet, qui souligne qu’elle refuse d’avoir recours aux produits simili-carnés, “qui imitent les steaks de bœuf à coups de processus chimiques et de procédés industriels”.
Multiples contraintes
Bref, davantage de travail en cuisine, et donc davantage de main-d’œuvre. “Nous, ce qu’on aime, c’est sublimer le légume. Et pour donner de la gourmandise à un légume, ça nécessite une quantité folle de travail. Je prends un exemple : dans un resto classique, tu peux servir un poisson magnifiquement cuit à la plancha, une belle sauce bien troussée et une garniture travaillée. Nous, on ne pourra jamais servir un légume juste cuit à la plancha. Donc je ne sais pas si c’est plus dur, mais en tout cas, on a un staff plus important en cuisine, car il y a plus de travail, en comparaison à un resto classique d’une taille similaire.”
À condition de refuser de tricher en matière de cuisine végétalienne et de céder à des produits transformés clés en main, il faut donc travailler le produit longtemps, avec patience et créativité, en revenant parfois à des méthodes et techniques classiques de la gastronomie française – pourtant très carnée. “La contrainte majeure, c’est qu’on veut donner de la sapidité, de la mâche, bref, de la vie à cette cuisine légumière qui pourrait être austère sans le travail engagé sur les cuissons et les sauces notamment. Pour les deux, on s’inspire des techniques de cuisine utilisées sur les produits carnés et on les transpose sur le légume”, résume Alice Tuyet.
Elle prend l’exemple de leur jus de carcasses de légumes qu’elle travaille à la manière d’un jus de viande classique. “Comme pour un jus de veau, pour lequel on viendrait mettre des carcasses à feu vif avec une garniture, on fait la même chose sur une base de champignons et d’oignons notamment. On alterne cuisson à feu très vif, on vient mouiller, on fait réduire, on répète l’opération, on filtre et on obtient ce jus brillant, nappant, sexy.” Un défi qui se répète, voire s’accentue, sur la question du gras. “On a un défi sur le gras. Les saveurs se logent dans le gras – c’est pour ça que la cuisine au beurre est si savoureuse –, or le végétal n’en contient pas naturellement. Donc on cherche à travailler de très bonnes huiles végétales, à les émulsionner, à les intégrer sur des cuissons longues ou encore dans nos sauces.”
“On n’est pas là pour donner des leçons”
Et le public, il en pense quoi ? “Les clients nous font un accueil de dingo”, s’enthousiasme Alice Tuyet. “On se sent hyper chanceux de ce qui nous arrive. Quand tu crées, quand tu cuisines, quand tu veux inspirer au travers d’un lieu innovant, d’une expérience poétique, il n’y a rien de plus beau que d’embarquer autour de toi. Les clients tombent déjà sous le charme de notre maison des faubourgs où nous avons bossé tous les moindres détails, de la teinte de chaque pan de mur au bar à savons, en passant par les œuvres exposées, le service que l’on a voulu très personnel et individualisé, avec un sens du ‘care’ inspiré de l’hospitalité anglo-saxonne, et cette fameuse cuisine canaille et profondément engagée bien sûr. Avec l’effet surprise : ‘Nan mais en fait tout était végétal ?!'”
“L’essentiel de notre démarche, c’est de faire des plats kiffants, des sauces qui dépotent, et ça, c’est très bien compris. Faire du beau et du bon, ça cause tout seul. Pas besoin de manifesto, de grands discours moralisateurs ou d’un focus sur la privation. Nous, on n’est pas là pour donner des leçons. On est là pour bien faire notre métier de restaurateurs, c’est-à-dire faire bien à manger, accueillir avec le sourire et proposer une vraie expérience d’hospitalité. Ce sont les fondements de l’un des plus vieux métiers du monde.”
Mais comme dans toute démarche engagée, le restaurant a aussi dû faire face à quelques réticences. Des remarques sur le prix de certains plats, que le public peine encore parfois à comprendre tant on intériorise et minimise involontairement l’immense travail fourni en amont, puis sur le fait de ne proposer que du végétal. “Honnêtement, et je ne veux pas arrondir les angles, nous avons rencontré peu de retours négatifs ou d’incompréhension. Je pense que ça vient de ce que je disais un peu plus haut notamment ; nous, on n’est pas là pour donner des leçons, on est là pour faire de la bonne bouffe. Donc tout de suite, on est dans un discours moins clivant que si on avait placardé ‘végan’ dans tout le resto et qu’on diffusait des vidéos trash L214 sur notre Instagram.”
“Pour moi, ce n’est pas le bon moyen de servir la cause. On ne cherche pas à dresser les gens les uns contre les autres. Enfin, une fois que le client a poussé la porte du resto, ce qui se fait grâce à un beau lieu, une com léchée, les produits et l’expérience parlent d’eux-mêmes.”
Un air de Londres à Paris
L’expérience justement est l’autre élément central du succès de Faubourg Daimant. Lors de notre venue, nous avons été pris de court par l’endroit et l’énergie des lieux. Un choix de décoration, de mobilier et de vaisselle millimétré, une salle éclairée à la bougie… “De la même manière que l’on veut casser les codes sur ce qu’on pourrait attendre de la cuisine végétale, jusqu’alors considérée comme tristoune et ascétique dans l’imaginaire collectif, et qu’on a voulu faire un resto à l’univers intemporel, un pied hier, un pied demain, j’aime l’idée que l’esthétique ne se revendique pas d’une famille bien définie”, finit Alice Tuyet.
À tel point que, si l’on n’avait pas eu à se pincer le bras, on aurait pu se croire dans un restaurant londonien. “En effet, on pourrait être à Londres, notamment au niveau de la façade ou avec ce côté bistrot fancy à la vaisselle immaculée, à New York, avec un volume immense dans la pièce d’entrée, mais en même temps, il y a une identité résolument libre et insolente très parisienne”, dit-elle. “Encore une histoire d’inclusivité et de réconciliation.”