Si le nom de Guillaume Blot ne vous dit encore rien, ses photos, elles, vous seront sûrement très familières. Après une série remarquée et remarquable sur les relais routiers, le photographe est de retour avec un nouveau travail et un livre, Rades. Un ouvrage à la gloire des bistrots français, monuments culturels de notre pays d’autrefois et aujourd’hui en déclin. Pour nous raconter son tour de France des “rades” à la rencontre des patrons, patronnes et habitués, on est partis discuter avec Guillaume Blot.
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Konbini | Comment l’idée de cette série est née ?
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Guillaume Blot | Rades est née en 2019, dans la continuité de Buvettes, série sur les friteries de stade, que je venais d’exposer au Off des Rencontres d’Arles. Je traînais pas mal dans les cafés et, laissant traîner mes oreilles, je me rendais compte des histoires dingues qui s’y racontaient, s’y déroulaient. J’ai voulu les documenter. Le projet s’est d’abord appelé Café des sports, comme le nom de bar le plus porté en France. Je voulais limiter la série à ces bistrots. Mais j’ai rapidement débordé quand je suis tombé aussi ailleurs – dans les Zorba, Sully, et compagnie – sur des personnages extravagants, des scènes de vie improbables, des devantures folles. J’ai alors élargi mes chroniques à tous les rades de l’Hexagone.
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“Les rades sont gravés dans le paysage du tous-les-jours, on les traverse, on s’y arrête, on repart, ils sont un peu comme des résidences secondaires sans la mer.”
Quelle était l’ambition de cette série photo ?
La série s’inscrit dans mon travail photo visant à pointer l’anecdotique, à raconter des histoires superbement normales, à montrer ce que le quotidien rend invisible. Les rades sont clairement gravés dans le paysage du tous-les-jours, on les traverse, on s’y arrête, on repart, ils sont un peu comme des résidences secondaires sans la mer. J’ai voulu figer ces mouvements, ces habitués qui y gravitent, ces parties de baby-foot, ces bretzels un peu secs, ces fins de verre qui sentent la pisse, ces gains gagnés au Cash par tous ces inconnus, toute cette vie qui s’y défoule et que l’on ne remarque presque plus.
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C’était aussi un moyen d’immortaliser ces monuments du patrimoine en déclin ?
Oui ! Nos cafés sont clairement des “espaces en voie de disparition”, ils sont en danger. On en comptait plus de 200 000 dans les années 1960 ; aujourd’hui, il en reste à peine 36 000. J’ai voulu agir à ma petite échelle, non pas en regardant le verre à moitié vide, mais en montrant les résistants, ceux qui sont encore debout. Et il faut les aider en s’y rendant !
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“Nos cafés sont des ‘espaces en voie de disparition’, ils sont en danger. On en comptait plus de 200 000 dans les années 1960 ; aujourd’hui, il en reste à peine 36 000.”
Comment t’es-tu organisé pour sillonner la France ?
Chaque été depuis 2018, je prends deux mois avec ma “Blotmobile” pour errer en France à la recherche des relais routiers, des soirées Bingo, des shows de camions cascadeurs et des rades cachés. C’est un travail de terrain que j’aime beaucoup. Parfois, on me refile aussi des adresses sous le manteau, la divagation devient alors un peu plus calculée. J’ai hâte de repartir en juillet, certainement du côté du Gard, de la Drôme, de Belfort, des Côtes-d’Armor, cette année particulièrement.
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Il y a dû y avoir quelques imprévus…
Je suis tombé en rade de camion l’été dernier. Panne d’embrayage, la tuile. Par bonheur, c’est arrivé sur le parking d’un camping ardéchois incroyable, Chez Coco, à Largentière, avec à l’entrée un mas à l’ancienne hébergeant un bar vraiment dans son jus. J’y ai passé la meilleure semaine de mes vacances, à m’immerger dans la vie de Coco et ses deux potes l’aidant à tenir le café, à manger le soir avec eux, à aller faire des courses au Carrefour Contact avec sa caisse. Et à faire des photos pour la série, bien sûr.
“Le combo idéal : un nom de bar efficace à retenir, des habitués qui ont leur place attitrée, des cacahuètes par terre et des chiottes à la turque.”
Comment tu as travaillé dans ces lieux ?
Mis à part la série de six reportages réalisés avec Clara Georges pour Le Monde, je suis pour ainsi dire toujours passé à l’improviste, au gré de ma route ou de mon trottoir. Une fois poussée la porte, je me calais au comptoir, buvais un coup – un allongé, une menthe à l’eau ou un demi en fonction du mood – et commençais à papoter avec les gens présents.
Ce n’est que dans un second temps que je parlais de mon projet de chroniquer une France des bistrots et que je sortais mon appareil photo et mon flash. Alors, là, je rentrais dans une mini-transe – un état de conscience particulier où mon champ de vision s’élargit, où ma réserve s’éteint – pour shooter tout ce qui traversait mon inspiration : personnes, objets, scènes. Puis je prenais leur contact pour les tenir au courant et repartais avec un smile.
Quels sont les enseignements que tu as tirés de ce grand reportage ?
Je dirais qu’à travers ces 231 rades photographiés à date pour la série, j’ai adoré prendre le temps. À la fois de passer des heures juste à discuter avec de parfaits inconnus qui ne le sont plus aujourd’hui, de vraiment tout, de vraiment rien. En levant le coude et en abaissant chacun notre timidité. Et à la fois aussi d’accepter d’être patient avant de diffuser la série dans une forme d’entièreté, via l’”objet-livre” qui vient de sortir chez Gallimard.
Sinon, selon toi, c’est quoi le secret d’un “bon” rade ?
J’aurais pu dire le combo idéal d’un nom de bar efficace à retenir, des habitués qui ont leur place attitrée, des cacahuètes par terre et des chiottes à la turque, mais je crois surtout que c’est la·le patron·ne avec sa gouaille qui donne vraiment l’assise, l’âme du rade. Je pense à Rabah du Zorba, à Monique du Bar des PTT de Lourdes, à Isabelle et Pierrette du Tue-Mouches, à Pierre du Select. Et je les embrasse fort.
L’ouvrage Rades, de Guillaume Blot, est publié aux éditions Gallimard. Du 6 au 11 juin 2023, elle sera exposée au Floréal Belleville, à Paris.