L’œil du rugbix : “Pour moi, c’était du sous-foot ultra mascu, potentiellement de droite”

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

© Christian Liewig/Corbis/Getty Images ; © Konbini

J’ai vu le match Nouvelle-Zélande – Italie, et j’ai beaauuuuucouooooup de choses à dire.

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Je n’ai jamais, jamais, jamais vu un match de rugby de ma vie. Je ne suis même jamais tombée dessus par hasard à la télé car je ne fréquentais tout simplement pas ces chaînes. Pour moi, c’était du sous-foot ultra mascu, potentiellement de droite. Et c’est donc par miracle, oui, miracle, que je me suis retrouvée, après avoir assisté à la pesée de la PFL, dans le salon de ma grand-mère maternelle à suivre le match Nouvelle-Zélande – Italie avec mon oncle de Tours, fan de rugby et fier de me dire que les Irlandais, “la meilleure équipe au monde”, ont leur camp de base à Tours.

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J’arrive chez ma grand-mère, le match commence déjà sur TF1. Au-dessus de moi, une tapisserie au nom d’Allah, qu’on trouve dans la plupart des appartements de grand-mère maghrébine. Les mets sont déjà sur la table : au menu, poulet tajine avec son jus, ses patates et ses oignons, et berkoukes, du couscous gros grain avec de la sauce tomate. À côté, une théière sucrée qui ne désemplit pas, dangereuse, mais nous y reviendrons plus tard.

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Les cadreurs du match filment d’emblée les tatouages des All Blacks. “C’est quel pays, les All Blacks ?” demandé-je à mon oncle. “L’équipe de la Nouvelle-Zélande”, m’apprend-il. Des images des vestiaires défilent, donnant lieu à des instants, entre hommes, quelque peu sulfureux. Le gros cliché se confirme : les rugbymen ont bien tous des tatouages tribaux. Et c’est bien laid… sauf sur les All Blacks chez qui ça a du sens. Mon oncle projectionniste retraité plante le décor immédiatement : les Italiens ont pour le moment affronté des équipes “faciles” dans leur poule, et là, “ils vont morfler”. Malgré les tatouages, je me positionne du côté des All Blacks, car ils ont une vraie allure, tout simplement. Désolée les Italiens, mais leur haka, leurs tenues et leur hymne ont plus de gueule que les vôtres. Vous avez la bouffe et le cinéma, vous, tranquille.

Parlons du haka des All Blacks, justement. Je ne m’y attendais absolument pas. D’ailleurs, je ne savais pas vraiment ce qu’il se passait au début d’un match de rugby, à part l’hymne national. Là, les deux équipes se confrontent, et ce champ de guerre tonitrue. Les All Blacks prennent plusieurs postures, tirent la langue, jusqu’à réaliser des moues qui déforment leur visage. Ils brandissent aussi une sorte de batte en bois, affichant un motif tribal. Il y a franchement de quoi nous intimider. On dit souvent que le rugby est un “sport de Blancs” ; en Europe peut-être, mais pas dans l’équipe des All Blacks où je note plusieurs joueurs des peuples premiers d’Océanie. Les Européens n’ont pas de chants guerriers, et ça me semble normal : ils n’ont pas été trop longtemps opprimés. Mais moi, si j’étais les Italiens, je me chierais dessus.

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Le sang, le cœur et le sucre qui battent

Le match commence, et je suis perdue. Où doivent-ils marquer ? Quelles sont les règles du jeu et ses étapes ? Comment compte-t-on ces points qui se chiffrent subitement par dizaines ? Mon oncle m’explique alors “le ballon porté” (littéralement), “la touche” (le corner, grosso modo), “l’essai” (le but), “la transformation” (le but bonus), que je traduis en langage foot, un langage que je maîtrise mieux – ça doit être une traduction profane aux yeux de certains puristes mais je n’ai aucun autre indice de référence, soyez sympas.

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Au début, les règles semblent très complexes car tout se joue très vite, tout s’entrechoque, les dents, les corps, les têtes. Progressivement, ça me vient : je comprends les percées, les enjambées, les feintes, et ça gagne mon cœur, peut-être même plus que le foot car il est vraiment question de corps à corps, de viscéral. Je compare d’ailleurs certaines corpulences à des silhouettes de footballeurs pour me moquer, mais mon oncle me sermonne vite : “Ce sont les physiques des ailiers, ceux qui doivent aller vite, chacun a son rôle et sa corpulence sur le terrain et ils sont tous essentiels.” Bien noté, chef.

Un des All Blacks tout tatoué perce dès les premières minutes de match, deux fois, jusqu’à marquer (ou “mettre son essai” ?). Je sens que les All Blacks ont tout à perdre ce soir, et qu’ils se battent comme des lions. Ma grand-mère algérienne, qui ne parle pas français, n’arrête pas de me dire de me resservir du thé entre deux mêlées. Ochorbi, Donnia (ouais, c’est du patois algérien). À ce stade, mon sang se sucre et mon cœur bat de plus en plus fort devant le 28-3 que mettent les All Blacks aux Italiens.

Je finirai par trouver la comparaison au foot carrément surannée à la moitié du match : les rugbymen ont une éthique et un professionnalisme sans égal dans le sport collectif. Ils se tapent sur la gueule avec respect et ils se contrôlent, se mesurent, ne débordent pas. Leur ego reste au vestiaire, et ça fait du bien. Les mêlées deviennent très précises malgré ce qu’elles laissent transparaître : de prime abord, je vois juste une bande de potes jouer à Jackass, et pourtant non, ils jouent en télépathie, ils font des leurres, c’est assez impressionnant. Les corps sont parfaitement et respectueusement entremêlés. Je nous trouve un point commun : les gouttières qu’ils portent pour jouer, et moi, pour dormir et affronter mon bruxisme.

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Le rugby, c’est comme une sculpture de Rodin ou d’Anish Kapoor

41 minutes de match. Je demande à mon oncle combien de temps ça dure car je me suis lancée dans ça sans savoir quand ça s’arrêtait. Il me répond : “40 minutes mais quand il y a une action, ça ne s’arrête pas.” Effectivement, 43 minutes, ça court toujours et c’est chaud. Les All Blacks veulent dépasser leurs 42 points. Bon, il se trouve que je n’ai rien compris, je pensais qu’il s’agissait de la fin du match, mais en réalité, mon oncle me disait qu’il y avait 40 minutes supplémentaires après cette première mi-temps. Donc 80 minutes en tout. Bref, je suis complètement paumée à ce stade, et le sucre bat son plein.

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Juste avant la mi-temps, les All Blacks se lancent dans un sublimissime “ballon porté”. “C’est la folie”, pensé-je à voix haute. Surtout que les All Blacks contre les Italiens, c’est un peu les buffles contre des ratons laveurs. “Allez les Italiens, direction le terrain de foot, maintenant”, dis-je à mon oncle en bonne connaisseuse que je suis. C’est la deuxième mi-temps mais je suis allée me doucher et j’ai donc loupé un petit nombre d’actions sur le terrain. Là, le score est à 68-10, ça se corse pour les Italiens, c’est la 68e minute, j’ai donc loupé 20 minutes de jeu sans problème. Dans ma douche, je me suis fait cette réflexion : le rugby ne comporte pas d’enjeux égotiques, ni de dramas. Voilà, merci Kant.

La symétrie des mêlées est belle, je me rends compte que c’est beau le rugby, c’est sculptural, c’est harmonieux, c’est géométrique, c’est comme une sculpture de Rodin ou d’Anish Kapoor, dans deux styles opposés. Parce qu’il y a des gueules cassées, des nez grecs, ce sont des petits Hercule des terrains, mais qu’en même temps, leurs corps forment des installations phénoménales.

Mon oncle crie, il est animé, mais moi, j’ai le sucre qui bat dans mon sang, dans mon cœur mais rien ne sort car les All Blacks jouent juste parfaitement. Je dois être au 30e verre de thé, comment vais-je dormir ? Les All Blacks enchaînent les “essais” (dites “buts” comme tout le monde, non ?). Les Italiens se font bouffer tout cru. Mon oncle me dit que ça devient inquiétant dès qu’il y a 50-10 par exemple, mais pas avant. Là on est à 80 donc c’est très rude et je suis emportée par le jeu comme si j’en comprenais toutes les nuances. 80e minute passée : les All Blacks tentent de placer leur 100e point, mais ça ne prend pas. À la toute fin, un Italien marque pour sauver l’honneur, de peu. C’est mort pour eux mais c’est joli quand même. 96-17, allez, Lyon, ce n’est pas si loin de l’Italie, finalement.