Quand j’étais petite, j’aimais regarder les combats de WWE sur RTL9, le samedi soir avec mon frère. The Undertaker, Batista, John Cena et surtout Rey Mysterio étaient nos héros. J’ai mis du temps à comprendre que ces hommes ne frappaient pas vraiment et que tout ça, c’était du spectacle. Donc quand, en conférence de rédaction, ma cheffe a lancé un “Est-ce que quelqu’un a envie de couvrir le combat de MMA de samedi soir ?”, mon sang n’a fait qu’un tour pour lever ma main bien haut. Elle m’a choisie et il ne fallait pas que je la déçoive.
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Je n’avais pas mesuré à quel point cet événement était l’un des rendez-vous sportifs les plus attendus de la rentrée. Mon ami Abdallah, journaliste sportif, m’a donné quelques indications sur le déroulé de l’événement avant de voir sa petite fille naître. Il m’avait bien parlé d’un Cédric Doumbé qu’il venait d’interviewer. “Quoi ? Le mec de The Circle France !?”, lui ai-je demandé. Oui, c’était lui. Il se trouve que je le connaissais bien, enfin, pendant six épisodes, certes, mais que je le connaissais comme ses fans ne le connaissaient peut-être pas : assis sur un canapé à débusquer les catfish de cette téléréalité qui a adouci mon premier confinement. Et il se trouve qu’il sera la tête d’affiche du combat de PFL qui se déroulera samedi soir au Zénith. Chouette.
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On se croirait dans une telenovela mais non, c’est juste un combat de MMA
La veille de l’événement, j’ai pu assister à la “pesée” chez RMC Sport. Sur place, je prends conscience des dramas qui sous-tendent le combat à venir entre les deux Français Cédric Doumbé et Jordan Zébo : une sombre brouille qui a rompu sa relation avec son entraîneur Fernand Lopez, le même entraîneur qui coache aujourd’hui son adversaire, Jordan – nous y reviendrons plus tard. On se croirait dans une telenovela mais non, c’est juste un combat de MMA. Durant la pesée, je prends aussi conscience de la réputation de Cédric Doumbé, de son verbe, de son charisme et de son humour. Après avoir fait livrer un matelas au domicile de Jordan Zébo “pour le coucher”, le combattant lui offre en direct un oreiller à l’effigie de Lopez. Le plateau est hilare.
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Je regarde les combattant·e·s défiler et j’ai l’impression de voir un jeu vidéo de type Tekken, même si le visage du présentateur, sosie de Jeff Winger dans Community, me perturbe énormément. Les Américains sont partout, ils parlent tous l’américain, et je dois avouer que ça m’angoisse un peu. Car dès que les Américains s’occupent de compétitions sportives, tout devient très lisse. Je vois ces femmes en petite tenue, comme la tradition l’oblige, poser aux côtés des animateurs, et ça me fascine. Heureusement que l’insolence des joueurs français décrispe le plateau. Un peu de chaos dans cette machine surorganisée ne fait pas de mal.
Je commence à repérer mes crushes : le Slovène Jakob Nedoh, bâti dans le béton, et puis Moktar Benkaci, le mystérieux, Abdoul Abdouraguimov, le rigolo, et bien sûr Cédric, le grand fou, tous Français. Ceux qui en font trop, comme Henrique Madureira, ont des airs comico-toxiques, et j’aime bien. J’en profite aussi pour repérer tous les Maghrébins et Arabes de la compétition : c’est eux que je vais soutenir en bonne Algérienne que je suis. Et c’est mon jour de chance, il y a beaucoup de frères dans ce sport.
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Ma collègue Lise, qui m’accompagne ce jour-là, se met à prendre des photos à côté de moi. Sur ses images, que des mecs torse poil en rafale ; on commence à se sentir voyeuses. La pesée est une bonne manière de se mettre en condition. Là, ça sera de la vraie baston, avec du sang, des coups, des “annngles mooorts”, pas des petits combats de WWA. Je dois vous avertir qu’on me reprenait souvent sur le terme “joueurs” pour désigner les “combattants”, et que, si je connaissais l’existence du MMA, je ne connaissais pas le “PFL”, que j’ai souvent remplacé dans mes conversations par “NFL”. Cet article est donc le compte rendu d’une néophyte comme on en croise rarement. Place au combat, maintenant.
Qu’est-ce que je fous là ?
Avant toute chose, il faut savoir qu’au moment où je débarquais dans l’arène du Zénith, je venais d’un mariage arabe en grande pompe, de marier un cousin et de hurler des “youyous”. On part donc d’emblée sur un changement d’ambiance total assez violent, du festif au rageur, des robes longues à paillettes aux slibards de combat, de la mairie de Nanterre à une cage de sang parisienne. Le dépaysement n’est toutefois pas si grand puisque je reconnais très vite parmi le public des frères maghrébins en surnombre, et sur le ring aussi.
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À mon arrivée, des effluves de weed m’ont drôlement accueillie : j’ai su que j’approchais du Zénith. Je récupère mon badge, direction les sièges assignés aux médias, carré or, très proches de l’action. Je me sens chic et terriblement minoritaire : je suis la seule femme côté presse, et je ne suis pas la meilleure pour représenter la compétence des journalistes sportives de ce monde. Dans le hall de la salle de spectacle, les gradins grondent, le personnel se regarde en souriant à chaque montée de pression, des rugissements de gorilles en pleine parade nuptiale se font entendre.
Un liquide étrange s’échappe du gradin au-dessus du guide qui veut me placer. Je lui demande si le participant ne s’est pas pissé dessus par joie. Il me dit : “J’espère que c’est de la bière.” Nous rions. C’est une véritable synesthésie du MMA, et qu’est-ce que je fous là ? Je répondrais à cette question plus tard. Il est 19 heures, j’entre dans l’arène. Devant moi, se dresse une mer de têtes et de corps en rut, hantés par la colère, par un instinct collectif primitif. C’est écrasant de monde. L’ambiance est là. Je suis bien arrivée. “Boulbi” de Booba, “Ma Benz” de NTM, des vieux sons de 50 Cent : Sainte Trinité. Ma testostérone augmente d’un coup sec, car je n’ai pas d’autre choix que de me fondre dans cette masse masculine.
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Tension homoérotique
J’arrive au moment où Jakub Kaszuba et Dylan Tuke terminent leur combat. Mitchell face à Derouiche et Dyer face à Cifuentes sont déjà passé·e·s. Frans Mlambo et Moktar Benkaci font leur entrée. Ce premier combat me fait prendre conscience de la beauté de ce sport, et dénoue d’emblée mes préjugés : dans ces combats, il est question de tension homoérotique, d’embrassades, d’amitié principalement masculine. Des visages tuméfiés, je vais en voir, mais ce qui me frappe, c’est davantage le kaléidoscope d’émotions que partagent les combattants entre eux, ces regards doux qu’ils se lancent, cette complicité toute mignonne, et cette bienveillance sincère.
Le MMA, c’est de la performance artistique, du mouvement, des respirations, des corps sculpturaux, et… un peu de chant. La Marseillaise est lancée par un petit groupe dans le public. Tous se mettent à chanter pour Benkaci : “Aux aaaaaaarmes citoyens !…” Le public enchaîne sur “Du sang, du sang, du sang !”, et hue systématiquement les combattants qui ne sont pas français. Je commence à saisir les rituels des supporters, comme crier “tes angles morts !”, en référence à l’entraîneur Lopez, ou “Tue-le ! Tue-le !”. Et je vois ma première arcade sourcilière blessée. Je n’y connais rien, et je ne suis pas tant chauvine, mais lors de ce combat, je jugeais la performance de Benkaci bien meilleure que celle de son adversaire. Tant pis, les jurés en ont décidé autrement.
Un journaliste à mes côtés me donne les quelques règles de base : les coups illégaux, les 3×5 minutes de match, les pauses possibles, les médecins présents, la décision des juges, l’arbitre avec sa caméra, le KO, le TKO, la soumission, les trois tapes sur l’adversaire pour abandonner. Il me dit que Doumbé “aurait rempli Bercy” si le calendrier des réservations de salles n’avait pas joué contre. Il me parle aussi des différences entre PFL et UFC, que j’entendais partout. “Mais qu’est-ce que l’Union Fédérale des Consommateurs a à voir là-dedans ?!”, me demandais-je.
Un autre journaliste, Saïd El Abadi de L’Arène, me renseigne sur tous les potins à connaître, et il me prévient que Kylian Mbappé est attendu ce soir. Il est 20 heures, et les sièges se remplissent, la foule est de plus en plus bouillonnante. Les combattants reproduisent de plus en plus de poses régressives, de bébés adultes, sur le ring mais je ne me pose pas trop de questions. J’adore quand ils s’enlacent dans la lutte : peut-être que tous ces hommes ont un manque affectif à combler ?
Des personnages de romans russes
Mon deuxième combat est plus violent que le premier : il oppose Khurshed Kakhorov et Ali Taleb. En plus de mes frères, j’ai décidé de soutenir tous les fighters aux noms qui se terminent par “-ov” parce qu’ils ont l’air très agressifs. Là, c’est donc un dilemme mais je penche en cours de route pour la technique de Kakhorov. Dans ce sport, outre la performance, il faut créer son roman, échafauder son propre récit, construire son personnage, choisir avec attention la BO de son entrée. Tout ça pour contaminer la cage d’une tension narrative supplémentaire.
À cela, Cédric Doumbé est très fort. Je les observe tous comme des personnages de romans russes, sauf que je n’ai pas le temps de m’y attacher puisqu’ils ne sont là que pour quinze minutes. Il faudrait d’ailleurs changer les règles de cette discipline : avoir des personnages récurrents, qui reviennent de match en match, qu’on suive jusqu’à la fin, un peu comme le catch. Je fais une petite pause au point presse pour me ravitailler : je me fais une infusion à la camomille. Là, c’est un autre monde, un monde où transitent les combattants : on les voit passer au dépistage des drogues, à la douche, remonter dans leur loge à l’étage, s’arrêter pour une conférence de presse. Je croise un ancien collègue qui me demande ce que je fous là, je ne sais pas encore très bien mais c’est drôle.
Mon passage aux toilettes est très douloureux puisqu’il faut savoir que les W.C., lors d’un combat de MMA, ressemblent aux pires pipi-rooms d’hommes : il y a de la pisse partout et pas de savon. Je me retrouve donc à balader mes mains infectées de pisse séchée. Tant pis, à ce stade de l’aventure, des pectoraux ont remplacé ma poitrine, mais je ne peux m’empêcher de penser à toutes les matières fécales que je trimballe quand je touche mon téléphone pour filmer l’effervescence. C’est une pensée obsessionnelle qui ne me quittera pas.
Qu’est-ce qu’ils se disent à l’oreille ?
Revenons aux combats. C’est face à celui opposant Henrique Madureira et Yazid Chouchane que je ressens mes premiers frissons. La foule hurle “Tue-le ! Tue-le !” par vingtaine, devient patriote de la violence. Le MMA, c’est cathartique, c’est purgatoire, c’est American Nightmare en direct. Pour le moment, il y avait eu peu de KO. Chouchane nous en offre un beau, avec un hommage à son pays, l’Algérie, en prime. Qu’est-ce que les joueurs se disent à l’oreille quand ils se serrent, quand ils luttent l’un contre l’autre, le visage dans le cou de leur adversaire ?
Vient le tour des combattantes Cornelia Holm et Dakota Ditcheva, que j’attendais. La première joue dans un registre froid et colérique, tandis que la seconde joue dans un registre joyeux, léger, et c’est donc tout naturellement qu’elle débarque sur “Freed From Desire” de Gala. Lors de ce match, le silence du public se fait entendre. Parce que ce sont des femmes, on entend certains crier : “On se fait chier !” Ça me dégoûte car le match n’est objectivement pas mauvais. Ditcheva bat Holm, et avec beaucoup d’humour, prend une pause de méditation yoga au milieu du ring.
C’est au tour de Jakob Nedoh de mettre KO dès le premier round son adversaire français Anthony Salomone. Pourtant le Slovène s’est fait huer. J’avais parié sur lui, et mes comparses m’avaient dit que “noooooon, Salomone est fort, tu verras”. Mais fallait m’écouter. Abdoul Abdouraguimov, le lazy king me fera crier lors de son affrontement contre Brad Wheeler. Faut dire qu’il est marrant et attachant avec ses pirouettes arrières. Ça y est, mon adrénaline s’est libérée.
“JORDAAAAAAAAN…”
C’est le moment que l’on attendait tous – et qu’en cours de route, je me suis mise à attendre, avec une grande excitation, moi experte MMA depuis quatre heures. Cédric Doumbé face à Jordan Zébo. La tension est à son comble : je n’ai jamais vu le Zénith aussi déchaîné, même lors des concerts de rock auxquels j’ai participé durant mon adolescence. Cédric est le grand chouchou mais le sourire si bon de Jordan lui fait de l’ombre, depuis la pesée.
J’observe le théâtre que Doumbé met en place : il débarque avec un matelas affichant un “Bonne nuit, Jordan”. Il chauffe la salle après l’entrée de son adversaire, qui s’est faite sous les huées du public. La foule est en délire, comme on dirait dans les années 1990. La rumeur augmente à des décibels qui ne sont pas permis. “T’es mort ! T’es mort ! T’es mort !”, sortent de ma bouche. Mais qu’est-ce qu’il m’arrive ? Est-ce que c’est moi ? Moi, je ne veux pas que Jordan ou Cédric meurent. Est-ce que c’est ça le sentiment d’appartenance à ce qu’on appelle le bro club ? Est-ce que c’est ça être un frat boy ? Est-ce que j’ai atteint le niveau 100 de ma catharsis ? Est-ce que je suis enfin devenue toxique ?!
Cette rumeur ne cessera qu’à la toute fin de l’événement puisqu’à peine le combat commence qu’il se termine. 9 secondes. C’est qu’il a fallu à Cédric pour vaincre Doumbé sous le tonnerre qui s’abattait sur la salle de spectacle. À ce moment, je pense à Jordan, et ça me fend le cœur de me dire qu’il a vu son année de préparation partir en fumée en 9 secondes. 9 secondes, 9 secondes, 9 secondes. Il faut se le répéter pour mesurer ses efforts envolés et les émotions qui ont dû le gagner.
Malgré la liesse, Doumbé livre un message d’amitié, l’amitié que j’avais reconnue en chacun des combattants en début de combat. Il appelle le public à encourager son adversaire, à le soutenir. Ce combat, c’était davantage celui de Lopez contre Doumbé, que celui de Zébo. Le gagnant donne plus de détails sur la brouille qui a séparé les deux : des violences conjugales qu’une ex qu’ils ont en commun aurait subies de la part de Lopez.
J’ai les larmes aux yeux quand je vois la mère du vainqueur le prendre dans ses bras. On est loin du sang déversé tout le long de la représentation. Dans l’espace presse, je reverrai plus tard les combattants balafrés, j’échangerai un regard doux avec Benkaci qui l’aurait méritée, sa victoire, je verrai un brancard arriver, une épouse en larmes, je m’infiltrerai dans la salle des médias, au milieu des dizaines de caméras posées, patientant jusqu’à l’arrivée de Cédric. Mais ce que je retiendrai, sur le chemin du retour, dans un métro aux lumières blafardes, c’est le sourire de Jordan Zébo.