J’ai participé à la Dictée Géante de Paris en lendemain de soirée et ça m’a sauvé la vie

Publié le par Flavio Sillitti,

© Konbini

Ou comment j’ai décidé d’arrêter d’être un grammar nazi insupportable.

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J’ai mon œil qui tremble. C’est bête, je ne sais pas vraiment d’où ça vient, je suspecte la fatigue, le stress, les écrans, mais ma paupière gauche tremble en per-ma-nence. On appelle ça la fasciculation. La pharmacie me prescrit une cure de magnésium et Internet me donne trois jours à vivre. Je tente de me vider la tête, d’oublier mon globe fasciculant, et je décide de sortir en boîte avec des potes. C’est samedi soir, après tout.

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Là-bas, je tente de noyer mes connexions nerveuses oculaires défaillantes dans des pintes d’IPA hors de prix, loin de me douter que la solution à tous mes problèmes viendrait en réalité quelques heures plus tard, devant une feuille de papier à faire une dictée. On est dimanche, il fait grand soleil, et j’ai à peine le temps de remarquer mon énorme gueule de bois que mon réveil me rappelle douloureusement que je suis attendu dans l’heure à la Bibliothèque nationale de France (BnF). Au programme : la Dictée Géante de Paris.

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J’ai accepté l’invitation quelques jours plus tôt, convaincu qu’un bon test de ma maîtrise de la langue française ne me ferait pas de tort, d’autant plus que le “Il faut sacher” d’Amélie Neten me hante depuis des semaines. Et puis aussi parce que je fais partie de ces sociopathes qui ne peuvent s’empêcher d’envoyer l’erratum d’un message suivi d’un astérisque au sein d’une conversation Instagram. Et il fallait bien que je mette ça à profit.

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Au pied du site François-Mitterand, au cœur duquel se niche la BnF, je suis écrasé par l’imposante architecture du bâtiment. On appelle ça la mégalophobie, ou la peur irrationnelle de tout ce qui paraît de grande taille. J’ai mon œil qui tremble, et la gerbe de la veille aussi. Hop ! un chewing-gum à la menthe et me voilà reparti, frais comme un gardon.

Je suis en retard, classique. Je suis stressé d’être en retard, classique aussi. Je me perds dans le bâtiment, je croise une dame au sac de sport gris et rose. Elle a la tête d’une femme qui se lève un dimanche pour une dictée. Bingo ! Elle a l’air perdue, mais moins que moi, du coup je la suis. Je traverse une galerie : à ma gauche, la splendeur verdoyante du cœur boisé du site François-Mitterand ; à ma droite, une suite interminable de salles classées par matières (ethnologie, sociologie, économie…). Près de 500 participant·e·s sont attendu·e·s, m’attendent certainement d’ailleurs. J’ai mon œil qui tremble.

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Le long couloir est plongé dans un silence immaculé, qui contraste avec mon souffle de bœuf haletant et ma mastication de bovin, en témoigne ma vidéo prise à ce moment-là. Je finis enfin à bon port. Je m’installe pour la dictée. Pas le temps de trouver une chaise stratégique qui me permettrait de tricher sur les voisins et voisines, je suis en retard et j’ai des principes, donc je prends la première place qui vient. Merde, je suis en plein soleil. J’ai déjà chaud. Tant pis, au moins ça me fera des couleurs.

La dictée est dite “décomplexée”. Par cela, la Dictée Géante entend remettre au goût du jour l’exercice scolaire archaïque avec une revisite de l’emblématique dictée de Mérimée, réalisée pour la première fois en 1857 à la demande de l’impératrice Eugénie pour divertir la cour. Napoléon III aurait cumulé plus de septante-cinq erreurs, miskine. J’espère faire mieux.

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Ici, pas de concours. Je peux ranger la compétitivité malsaine qui me fait pleurer dans mon lit le soir quand je perds une partie de Mario Kart entre potes. La dictée est personnelle et solitaire : une correction groupée suivra, et seulement ceux ayant fait zéro faute et les enfants se verront récompensés. Et aussi fort que j’en ai envie, je ne serai probablement jamais plus l’un ou l’autre.

À ma place ensoleillée, je trouve une feuille et deux stylos FriXion, un bleu et un vert, de la marque Pilot Pen, qui organise l’événement. Le genre de stylos dont la gomme magique me ramène instantanément en jeunesse, à l’époque pas si lointaine où l’erreur n’en était jamais vraiment une grâce au pouvoir rétroactif du caoutchouc effaçant. La dictée commence, conduite par Rachid Santaki, inventeur de la Dictée Géante. Il nous explique les règles, entame la lecture de ce texte vieux de plus de 150 ans, et les frissons me viennent.

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Je suis tranquille. Au fil des mots, je reprends goût à l’écriture à la main – “à quand remonte ma dernière manipulation d’un stylo ?” Au milieu du tumulte quotidien, l’opportunité de me focaliser sur des choses aussi simples qu’une feuille de papier et un stylo bleu me fait un bien fou. Le soleil violent devient caresse, et je m’applique comme je peux, déversant sur le papier les mots qu’on nous glisse à l’oreille, persuadé d’être dans le bon à chaque adjectif accordé et cédille dessinée. La voix de ce Rachid Santaki m’envoûte, je fais le vide. Je plane. Je vous jure que je plane.

Arrive la correction. Toujours sur mon nuage, je me surprends d’erreurs inattendues. Et alors qu’en temps normal, une honte revendicatrice m’aurait fait hurler à l’injustice et convoquer les préceptes de “qu’en dit la nouvelle orthographe”, j’accepte : les effluves sont “embaumés”, et non pas “embaumées”. La salle pousse un râle de stupéfaction, je souligne mon erreur comme je l’assume – paisiblement. J’enchaîne les fautes : on dit des “cuisseaux” de veau, pas des “cuissots” ; “raclée” et pas “râclée” ; des vins de très “bons crus” et pas de très “bon cru” ; “phtisie” et pas “phtysie”. Dix-sept fautes au total, cinquante-huit de moins que Napoléon III. Tout va bien.

En sortant de la BnF, toujours sur ce petit nuage, je me passe la bande originale du film Minari, orchestrée par Emile Mosseri, meilleur compagnon qui soit contre la houle et les tracas. Je ne demande pas mieux : le ciel est bleu, mon français est imparfait, et je sais que les effluves sont masculins. Ah, et aussi : mon œil a arrêté de trembler. On m’annonce une prochaine dictée en janvier, le rendez-vous est pris.