Bijoux, grillz et ornements : comment la bouche est devenue un lieu de création artistique

Publié le par Pauline Allione,

© Juanita ; © Lisa Michalik

"Mes dents brillent comme si je mâchais du papier aluminium" - Grillz, Nelly, 2005.

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Que vous soyez un·e fashionista ou pas, vous n’avez sans doute pas loupé la tendance Y2K ni le retour clinquant de la bimbo. Croisées ensemble, ces modes ont ressuscité les manucures XXL, le string qui dépasse et les strass dentaires, qui ont été spottés sur Dua Lipa, Katy Perry, Angèle, Hailey Bieber… Mais depuis le petit diam’s sur la canine et les grillz massifs des rappeurs US, les façons de pimper une bouche se sont diversifiées et couvrent un éventail de créations allant du bijou discret à la prothèse expérimentale importable dans la vraie vie. Rencontre avec le créateur de la marque Juanita – aperçue dans la bouche du rappeur Zuukou Mayzie, de la chanteuse Coucou Chloé ou du styliste Jahleel Weaver – et Lisa Michalik – qui a notamment taffé sur les dents de Rosalía.

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Une cavité sous-exploitée

Des dents en pointes horizontales aux allures de crête iroquoise, un virus qui se propage dans le palais, un grillz en pierre de jade… Passé pro dans l’art buccal conceptuel, le créateur de Juanita a d’abord fait les Beaux-Arts avant de se tourner vers la bouche. “J’ai rencontré un prothésiste dentaire un peu par hasard et je lui ai demandé si je pouvais le regarder travailler parce que je m’étais un peu intéressé aux dents et aux bijoux, notamment dans les fouilles archéologiques où l’on trouve beaucoup de sources dentaires. Il a très vite accepté de me former à faire ce qui m’intéressait, c’est-à-dire des bijoux à poser sur les dents”, retrace l’artiste. Attiré par cette surface de travail extra-réduite, le créateur de Juanita trouve alors à la bouche un potentiel artistique encore peu exploité : “J’ai commencé à voir un rapport au corps que je voyais moins dans les bijoux dentaires aux États-Unis où c’était plutôt basé sur le fait d’avoir beaucoup de matière, beaucoup d’or, beaucoup de pierres”.

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Pour Lisa Michalik aussi, il y avait matière à creuser autour de cette zone du corps : “J’avais vu en cours de make-up comment modifier des dents mais les gens avaient du mal à parler avec les prothèses, je trouvais que ce n’était pas assez abouti”. La maquilleuse spécialisée en effets spéciaux décide d’embrayer sur un cursus de prothésiste dentaire afin de proposer des ornements dentaires en résine plus fins et adaptés à la mâchoire. “Je trouvais que la bouche n’était pas assez exploitée dans les milieux de la mode et de l’éditorial. Il y a le make-up, il y a les ongles, mais les dents peuvent aussi raconter quelque chose.”

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Montrer les dents

Comme les vêtements ou le tatouage, les dents sont un lieu d’expression et de modification corporelles. Cela n’est pas nouveau : déjà dans la civilisation pré-romaine, les femmes étrusques décorent leurs dents de fils d’or. À partir des années 1980, les rappeurs mettent la main sur le grillz et s’affichent avec une dentition pesant son poids d’or ou de diamants – coucou Lil Wayne, Nelly, A$AP Rocky, JoeyStarr… – et marquent considérablement l’histoire des bijoux dentaires, avant que ceux-ci ne deviennent mainstream quelques décennies plus tard.

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“Avant, il fallait avoir 18 dents en or pour avoir l’air crédible et personne en dehors du gangsta rap ne pouvait porter ces bijoux sans avoir l’air ridicule. Maintenant, c’est devenu un peu plus sexy, pas forcément imposant”, explique le créateur de Juanita pour qui le grillz est non seulement un moyen d’expression, mais aussi un espace de mutation. “C’est une manière de sculpter son corps, de lui donner des volumes à certains endroits, de le protéger… pour soi et pour se présenter à l’autre”, détaille l’artiste.

Couture, vampire et body horror

Si le grillz a tant évolué depuis l’âge d’or du hip-hop, c’est aussi parce que Dolly Cohen est passée par là. Active dans le milieu depuis les années 2000, la Française rêve initialement de joaillerie, mais ne peut pas s’offrir de telles études. Elle choisit alors les prothèses dentaires, qui s’approchent de la joaillerie par le travail de la céramique, de métaux, de la cire…

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Ses créations sont très vite adoptées par les rappeurs français mais pour atteindre d’autres milieux, Dolly Cohen innove et s’inspire de la couture : “Je me suis dit qu’il fallait que je plaise à Paris donc j’ai fait des pièces plus délicates, plus suggestives, plus féminines. J’ai créé des petites lignes et des croix, j’ai fait des ajourages comme de la dentelle”, retrace-t-elle dans Les Échos. Le bijou dentaire change de taille, de forme, d’allure : ce peut être un détail sur une canine, des diamants qui viennent combler les interstices entre les dents, une inscription à l’extérieur ou à l’intérieur des dents…

Depuis cette ouverture, d’autres artistes continuent de transformer des bouches à travers leurs univers respectifs. Inspirée par le cinéma et les séries italiennes des années 1980 (La Caverne de la rose d’or, La Légende d’Aliséa, Dark Crystal, Les Contes de la crypte…), Lisa Michalik propose des ornements fantastiques, souvent vampiriques. “Il y avait souvent des personnages avec de grandes dents ou de grandes oreilles, des sorcières, des vampires… Inconsciemment, je pense que je pars toujours du vampire.” Le grillz rouge pailleté aux longues canines affûtées de Rosalía ? Lisa Michalik. Dans un autre genre horrifique, le créateur de Juanita s’inspire quant à lui beaucoup de la biologie. Après une expérience en laboratoire de cancérologie où il préparait des lamelles de microscope, il s’est pris de fascination pour le corps, ses organes et les phénomènes naturels.

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Le lieu de tous les tabous

“J’ai passé beaucoup de temps à lire les livres de pathologies où l’on découvre tout un tas de maladies qui modifient le corps. Une pièce que j’ai faite où l’on voit une oreille plaquée au palais peut paraître farfelue, mais le corps est capable de choses incroyables”, explique l’artiste. Très loin du petit papillon Y2K étalé sur deux dents, Juanita propose plutôt des pièces tentaculaires qui font parfois mine d’envahir le reste du corps. “La bouche est une porte d’entrée vers l’intérieur du corps qui est visible de tous et autour de laquelle il existe plein de tabous. Il faut mettre la main quand on baille, manger la bouche fermée… Cette histoire culturelle et ces codifications en font une zone de travail très intéressante.”

Si les dents peuvent sembler limitantes d’un point de vue technique, l’artiste prend en compte la bouche dans son ensemble : le palais, les lèvres, les gencives, les muqueuses, les freins… Une façon d’explorer le potentiel artistique de cet espace intime et pudique, de défier les tabous et la pudeur avec des pièces concepts qui maintiennent la bouche grande ouverte, et de faire passer d’autres messages.