Quand je suis tombée sur ce TikTok dans mon feed, j’ai d’abord cru à un énorme prank pas très subtil. Comment ça, une vingtaine de personnes dans le monde aurait décidé de laisser une recette de cuisine en guise d’épitaphe sur leur tombe ? Et encore plus fou, quelqu’un se serait engagé à toutes les retrouver pour les reproduire une par une et les savourer dans les cimetières ? Sûrement une énième parodie de vlog – de très mauvais goût.
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Pourtant, Rosie, la créatrice du compte TikTok @ghostlyarchive, a l’air de bien s’y connaître. Si l’on en croit le contenu sur son compte, la majorité de ces tombes hors du commun seraient celles de femmes défuntes, et proposeraient des recettes de desserts : fudge, carrot cake, tarte aux myrtilles, pain aux dattes et aux noix… Et plus on creuse, plus on a du mal à croire à une blague tant le sujet est complet. Plus un doute, ces étonnantes recettes post-mortem existent bien. On a donc appelé Rosie pour en savoir plus sur ce curieux phénomène qui réconcilie deux opposés : la mort et la cuisine.
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@ghostlyarchive Have visited 6 of the 23 gravestones, including the graves of Naomi Odessa Miller Dawson (spritz cookie recipe), Kay Andrews (fudge recipe), Constance Galberd (date and nute bread), Annabell Gunderson (snickerdoodle cookies), and Margaret Davis (blueberry pie). #gravestonerecipe #recipegravestone #cemeterytiktok #gravetok #recipesoftiktok #cemeteryexploring #recipeideas ♬ So Hot You're Hurting My Feelings - Caroline Polachek
À l’origine, un stage bof dégoté dans les archives d’un cimetière local
Avec sa voix pétillante, on a du mal à croire que Rosie se passionne pour un sujet aussi glauque que les cimetières. “J’ai toujours été à l’aise dans les cimetières”, se rappelle-t-elle. “J’en traversais un tous les jours quand j’allais au lycée. Je pense que quand on est enfant, à force d’y être exposée, on réalise qu’ils sont beaux.” Avec des parents guides historiques, notamment organisateurs de visites de cimetières, elle est tombée dedans quand elle était petite. Elle m’explique que ces derniers souffrent d’une très mauvaise image aujourd’hui. “Aux États-Unis, les cimetières étaient les premiers parcs publics où l’on pouvait se retrouver gratuitement pour discuter, faire des pique-niques”, m’apprend-elle. “Maintenant, il y a un bien plus grand tabou autour de la mort, alors ils mettent les gens mal à l’aise.”
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Bon, alors si Rosie a toujours plus ou moins gravité autour des lieux de sépulture, pourquoi s’est-elle soudain décidée à lancer un compte TikTok sur les recettes de tombes ? Tout part d’un devoir d’école et d’un stage dans un bureau d’archives. Car si aujourd’hui Rosie travaille à l’université de Californie et à la librairie numérique de l’American Jewish University, elle a auparavant suivi des cours sur les réseaux sociaux à l’université de Maryland.
“À un cours, on nous a demandé de lancer un compte sur les réseaux sociaux et de poster du contenu niche dessus tous les jours, pendant trois mois”, se rappelle-t-elle. En parallèle, elle cherche un stage en tant qu’archiviste dans une bibliothèque ou un centre d’archives à Washington D.C., mais tout est fermé à part un cimetière près de chez elle. Elle accepte le stage à contrecœur : “Ce n’était vraiment pas ce que je voulais”.
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Elle décide donc de dédier son compte TikTok aux recherches qu’elle effectue là-bas : les mémoriaux les plus marrants de sa région, les cimetières à travers les États-Unis… “C’est là que j’ai appris l’existence de ces recettes sur les tombes.” Rien de nouveau sous le soleil : Rosie explique que dans le pays, tout le monde “customise” sa tombe avec des passages de son livre préféré, d’un film, des photos de son chien… “Tout ce qui est important pour toi”, avance-t-elle. Si quelqu’un est passionné de cuisine et souhaite léguer une de ses recettes préférées en héritage, libre à elle.
@ghostlyarchive Naomi Miller-Dawson’s grave in Green Wood Cemetery #recipesoftiktok #recipesforyou #gravestone #greenwoodcemetery #taphophile #spritzcookies #gravetok ♬ edamame - bbno$
L’une d’entre elles se situe à New York, dans le quartier de Brooklyn. Ni une ni deux, Rosie fait quatre heures de trajet pour voir de ses propres yeux la fameuse recette de “spritz cookies” d’une certaine Naomi Odessa Miller-Dawson, au beau milieu d’un cimetière. La pandémie est passée par-là et comme 80 % des personnes confinées à cette période, Rosie s’est mise à la cuisine. Elle décide donc de préparer ces fameux cookies pour voir quel goût ils ont, puis de les apporter sur la tombe en guise d’offrande. Le TikTok dépasse le million de vues et marque le début d’une quête pour les tombes culinaires.
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La grande famille #GraveTok et un véritable travail d’investigation
Parmi les hashtags utilisés pour référencer sa première vidéo sur le sujet, Rosie utilise le célèbre #GraveTok. Il cumule à lui seul plus d’un milliard de vues sur TikTok et rassemble une immense communauté – niche – de passionné·e·s de cimetières. “J’ai été invitée dans ce groupe de cemetery tiktokeurs, en majorité basé aux US”, se souvient Rosie. “On voyage ensemble pour visiter des cimetières, explorer des tombes…” Certain·e·s se sont donc spécialisé·e·s dans l’entretien des tombes – à coup de Kärcher ! –, dans la décoration avec des bouquets de fleurs fraîches…
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Une démarche d’autant plus importante qu’aux États-Unis, les cimetières sont en voie de disparition. L’incinération restant le processus d’enterrement le plus populaire dans le pays, les tombes sont de plus en plus délaissées et se dégradent dangereusement. “Les gens disent qu’il ne faut pas y aller mais si on ne s’en occupe pas, ils vont disparaître”, avertit Rosie.
Après la publication de sa première vidéo, elle a donc redoublé d’efforts pour traquer les 22 autres tombes-recettes. “C’est une sorte de travail de détective bizarre”, reconnaît-elle. Sa méthodologie : fouiller les titres de presse – archives obligent –, retrouver les avis de décès dans les journaux, traquer les descendant·e·s sur Ancestry.com et retrouver leurs coordonnées à partir de leurs initiales.
@manicpixiemom So happy to clean graves and enjoy warm weather again 🥰 #gravetok #gravestonecleaning #familyhistory #genealogy #cemetery #taphophile ♬ original sound - manicpixiemom 🧽 🪦
Et puis petit à petit, quand son compte gagne de la visibilité – près de 200 000 followers aujourd’hui –, ce sont les familles elles-mêmes qui commencent à la contacter pour lui révéler l’emplacement d’autres recettes cachées. “Mon but maintenant, c’est de toutes les visiter, pour apporter les plats aux tombes”, avance Rosie. Son score actuel : sept tombes sur 23. Et pour corser le tout, elles sont éparpillées un peu partout aux États-Unis : deux en Californie, trois à New York, une dans le Maine, une en Louisiane, une dans l’Utah, une dans l’État de Washington, une en Alaska, une en Iowa… Et deux dans l’État d’Israël. “Jamais je n’ai eu de projets qui m’ont autant fait voyager”, confie-t-elle.
“J’apprends à cuisiner grâce aux morts”
Du coup, avec toutes ces recettes testées, je suis obligée de lui demander sa préférée. “Elles sont toutes bonnes, je ne peux pas départager”, s’amuse-t-elle. Même si elle avoue avoir un faible pour les “snickerdoodle cookies”. Elle révèle aussi refaire pas mal de fois les “spritz cookies”, une fois même avec la famille de la défunte, car en partageant la préparation des recettes sur son compte TikTok, elle reçoit en échange des petites astuces de cuisine.
“J’adore quand les gens me contactent en privé pour me préciser très poliment que ce n’est pas comme ça qu’il faut suivre la recette”, s’amuse-t-elle. Pour tout faire bien comme il faut, elle a aussi suivi les recommandations des familles et fait l’acquisition de plusieurs ustensiles : “Aujourd’hui j’ai quatre presses à biscuits, une machine à glace”, énumère-t-elle. Et elle s’en sert encore très souvent : ces enseignements post-mortem lui servent ad vitam aeternam. “J’apprends à cuisiner grâce aux morts, en gros”, résume-t-elle. “Je leur en suis reconnaissante.”
Mais alors, ça ne lui fait pas bizarre de mélanger deux univers diamétralement opposés, les tombes, c’est-à-dire un memento mori bien plombant, et la cuisine, un symbole de nourriture, de légèreté, bref, de vie ? Quand je lui demande, elle reconnaît que “le mélange est bizarre”. Mais elle en a tiré de profonds enseignements, elle qui détestait parler de la mort car ce sujet l’effrayait. “C’est devenu un moyen de gérer cette peur, une forme de thérapie par la nourriture”, songe-t-elle.
Ces recettes représentent aussi un formidable héritage de nos ancêtres. “Mes deux grands-mères sont mortes pendant la pandémie, et pendant le deuil, leurs recettes m’ont aidée à me rappeler des bons souvenirs avec elles”, confie-t-elle. Une recette est finalement un legs bien plus puissant qu’une photo ou une anecdote. “Ça rassemble tout le monde dans la cuisine.” Mais alors, si elle devait transmettre une recette à ses descendant·e·s, laquelle serait-elle ? “J’aimerais être enterrée au cimetière du Congrès à Washington D.C., avec une recette de linguines aux palourdes”, souffle-t-elle après mûre réflexion. “Ce sont mes préférées.”