Après avoir patienté plusieurs mois avant d’avoir la chance de nous attabler à la table éphémère de Manon Fleury, installée au sommet du Perchoir de Ménilmontant, nous voilà désormais en mesure de le dire : il faudra compter sur elle, aussi, pour mener la révolution gastronomique de demain. Retour sur une expérience à table unique, engagée, et d’une poésie sans pareille.
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Une proposition inédite
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Ce n’est pas une nouveauté, mais Manon Fleury et sa brigade défendent une approche unique de la cuisine, en mettant en avant, plus que toute autre chose, l’idée de “liberté“. Une liberté pour tous, horizontale, qui permet aux producteurs de cultiver et de récolter à leur rythme, selon les lois indiscutables de la nature, et sans contraintes de rendement. “À eux de cultiver et récolter au jour le jour, à nous d’embellir, d’assaisonner, d’associer et de cuire”, nous confie-t-elle. Au fond, c’est assez simple : la cuisine et les assiettes fonctionnent comme des vitrines du travail des producteurs avec lesquels la cheffe a choisi de travailler.
Chaque semaine, d’ailleurs, elle ne compte plus ses heures passées au téléphone avec eux. Ils lui racontent ce qu’il se passe dans les champs et, elle, interprète ces histoires dans ses assiettes. D’ailleurs, l’un des plats de son menu dégustation exprime parfaitement cette volonté : le “tomates, marmelade de tomates vertes aux algues, thé de tomate au kombu”. L’idée est née dans la tête de Manon Fleury après un coup de fil à Pierre, un producteur de tomates installé vers Moulins, à deux heures de Paris, avec qui elle travaille en direct.
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Au téléphone, il lui a raconté, de manière concrète, à quoi ressemblait la fin de la saison de la tomate dans les champs. Des tomates trop vertes, trop mûres ou trop abîmées, qui lui restent parfois sur les bras. Pour raconter cette “histoire”, Manon Fleury s’est creusé la tête. Comment décrire cette réalité à travers un plat ? Comment lui donner un écho sincère et pertinent ? Elle a alors imaginé un plat végétal en utilisant de bout en bout ces tomates dont les gens ne veulent plus.
Avec les tomates vertes, elle prépare un concassé de tomates, qu’elle mélange à un tartare d’algues, et y ajoute du petit épeautre. Les tomates trop mûres sont, elles, coupées grossièrement en morceaux, adossées à des pêches et à des courgettes transformées en pickles et mises en bocaux il y a quelques semaines, à la pleine saison. Les tomates abîmées sont utilisées à leur tour, mais dans un consommé dans lequel elle fait également infuser du kombu. Enfin, lorsqu’elle filtre le bouillon, elle récupère la matière qu’elle sèche ensuite au four, avec les peaux des tomates, puis réduit le tout en poudre pour assaisonner le plat et le petit pain qui l’accompagne.
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“C’est la même chose pour chaque composante du menu : à l’origine, il y a une conversation avec un producteur, une photo des produits dans les champs ou la liste des produits disponibles cette semaine envoyées par SMS ; ensuite il y a les essais en cuisine et les échanges avec l’équipe, puis les clients”, résume la cheffe.
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Le défi du végétal
Au fond d’elle, forte de ses expériences passées et de son ADN gastronomique, Manon Fleury a toujours rêvé de travailler et de proposer un menu entièrement végétal. Mais il aura fallu du temps pour y arriver. La cheffe n’avait jusque-là pas vraiment eu l’espace de liberté pour se lancer dans une telle entreprise, comme c’est le cas aujourd’hui au Perchoir où elle décide de tout. Et elle ne bénéficiait pas (encore) du précieux réseau de producteurs sur lequel elle peut s’appuyer aujourd’hui.
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“La principale contrainte, c’est que cela sous-tend de mettre en place un travail avec des producteurs et produits de qualité. Mais le plus difficile pour montrer qu’on peut faire du gastronomique végétal, c’est que l’on manque de références, explique la cheffe. Par exemple, il y a des choses qu’on peut ‘prouver’ techniquement : une belle cuisson de poisson, une belle découpe de poisson cru… Là, le cuisinier ‘coche les cases’, il démontre qu’il a le niveau. Avec un menu végétal, on démontre autrement : avec le travail de recherche, avec les goûts, la diversité, avec des techniques, aussi, mais qui ne sont pas encore des références pour les clients ou les gens du métier”.
Mais si l’offre existe désormais, le public, aussi érudit soit-il, est-il suffisamment ouvert à une telle proposition gastronomique ? Pour l’heure, les gens semblent “prêts pour cette expérience”. En témoignent les retours des clients très positifs. “Dans l’ensemble ça leur plaît”, dit Manon Fleury, avant de dresser la typologie de trois “types” de clients qui viennent lui rendre visite au restaurant. D’abord, des végétariens ou des personnes sensibles à la cuisine végétarienne qui viennent spécifiquement pour le menu végétal de la cheffe.
Puis, ceux qui ne savent pas que le menu est exclusivement végétal – car ce n’est pas mentionné sur le site internet, ni sur le menu. Ces derniers peuvent être parfois “un peu surpris ou déçus lorsque nous leur présentons le menu”, mais dès le deuxième plat, ils sont toujours conquis et convaincus. Et puis, dans des cas “très rares”, ceux qui avouent “avoir un esprit plus traditionnel” et qui peuvent, parfois, faire des remarques sur le manque de protéines animales.
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Une démarche complète
Si Manon Fleury pense ses assiettes comme une “vitrine” du travail des producteurs avec qui elle collabore étroitement, son engagement à leurs côtés ne s’arrête pas là. Plus encore que le téléphone, elle communique avec eux par messages ou Instagram, et régulièrement, se rend sur leurs exploitations afin de mettre la main à la pâte et de prendre encore mieux conscience de leur réalité, de comprendre leur manière de travailler, leurs contraintes, et de voir les produits dans leur environnement naturel.
Le deal est simple entre la cheffe et ses producteurs : elle ne négocie rien. Un “principe” qui lui est cher et une manière de faire honneur à leur travail et à leur dévouement. Chaque semaine, et tout au long de l’année, elle s’adapte entièrement à leur réalité : les saisons, les aléas climatiques, les galères d’approvisionnement, les coûts… Aujourd’hui, le réseau de producteurs sur lequel Manon Fleury peut compter est tentaculaire, du Pays basque au Nord de la France. Un carnet d’adresses précieux, probablement très envié par ses confrères, bâti au fil des années, des rencontres et du bouche-à-oreille.
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La science exacte du service en salle
Puisqu’il faut le répéter, on va le répéter. La force et la richesse d’un restaurant ne se trouvent pas uniquement dans l’assiette, mais également dans la manière dont ces dernières atterrissent sur votre table. Au Perchoir de Ménilmontant, Manon Fleury s’est entourée d’une équipe particulièrement douée en la matière. Un service chaleureux, soigné, bienveillant et précis. Ce soir-là, la cheffe de salle, Alice Douine, et les deux chefs de rang, Thomas Viellard et Arthur Le Hunsec, nous ont offert un sans-faute, démontrant une nouvelle fois que le service et “la salle” n’ont absolument rien d’anecdotique dans la vie et la réalité d’une expérience au restaurant.
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Un accord mets-liquides (vraiment) inédit
Le menu végétal de Manon Fleury est épaulé d’un accompagnement unique en son genre. Un accord mets-liquides partiellement constitué de boissons sans alcool, parfois farfelues, et fruit d’un travail de recherche très poussé par le sommelier du restaurant, et petit génie du genre, Benoît d’Onofrio. Aperçu et remarqué chez Datsha, à la Cave de Belleville, ou dans votre feed Instagram, il est à l’origine d’un étonnant et poétique éventail de boissons proposées à chaque étape du menu dégustation de la cheffe.
Au programme : un “lait d’avoine maison, extraction jus à froid et bouillon de légumes racines, graines de courge torréfiées et poudre de piment déshydraté”, une “eau de riz iodée infusée aux zestes d’agrumes confits”, une “décoction de peaux de prunes, macération de grains de café torréfiés et prunelle”, un “lait de châtaigne monté au consommé d’oignons et de champignons, infusé aux graines de kasha toastées“, une “macération de raisins infusée aux peaux d’aubergines grillées” ou encore une “extraction à froid de jus de coing infusé aux graines de sésame torréfiées déglacé au vinaigre de cidre”.
L’alchimie entre Manon Fleury et Benoît d’Onofrio a donné vie à l’un des accords mets-liquides les plus singuliers et réussis de ma jeune vie de journaliste culinaire. Pour parvenir à ce résultat, le sommelier s’est armé de patience et n’a pas hésité à se creuser les méninges. Il réfléchit d’abord sur papier, à partir des plats présentés par Manon Fleury. Des idées d’associations lui viennent alors à l’esprit, à partir des produits de saison disponibles, mais aussi des souvenirs d’expériences de dégustations de vins ou de cafés qui l’inspirent et lui permettent de sélectionner les produits avec lesquels il souhaite travailler. Il note ses idées avec l’objectif de retrouver “la palette aromatique” et “les textures de dégustation” qui lui viennent en tête quand il voit l’intitulé du plat de Manon.
“La première chose qui me vient à l’esprit et m’inspire, c’est la couleur. L’intitulé de plat de Manon m’inspire des dominantes de couleurs et oriente la boisson vers un type de couleur, confie-t-il. C’est un guide, une harmonie que je tente de trouver avec les saveurs. Tout comme pour Manon, la recherche esthétique est primordiale : les contenants mais aussi la palette chromatique. Par exemple, ça m’est même arrivé de rajuster les boissons pour avoir les bonnes couleurs”.
Pour expérimenter ses breuvages, il doit alors choisir les produits les plus pertinents en fonction du plat à accompagner et une méthode précise (décoction, extraction, réduction, macération…). Il envoie sa feuille de route “théorique” à Manon Fleury, puis il se lance dans ses essais. “Je goûte la première ébauche et je réajuste jusqu’à ce qu’elle me plaise, puis je fais goûter à Manon et à l’équipe ; cela crée un dialogue avec la cuisine, dit-il. Parfois, il m’arrive d’aller en cuisine demander des chutes de produits et ça m’inspire aussi”.
Pour le jeune et brillant sommelier qu’il est, travailler un accord pour un menu totalement végétal n’a jamais été un problème. D’abord, parce que la cuisine de Manon Fleury “offre autant de reliefs de dégustation qu’une cuisine omnivore”, ensuite, parce que cet exercice inédit lui fait bénéficier d’une liberté de création rare et précieuse. “C’est au moins aussi facile, sinon plus stimulant, car avec des viandes, on est tenté de tomber dans les mêmes accords rassurants. Mais avec la cuisine végétale telle que pensée et réalisée par Manon, le travail en sommellerie est exalté”.
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Une ouverture sur un monde nouveau
La résidence de Manon Fleury au Perchoir lui a permis d’expérimenter un menu entièrement végétal “pour la première fois”. Une manière de relever un défi, mais aussi d’asseoir un peu plus son ADN gastronomique. “Je vais chercher dans des choses qui me parlent beaucoup depuis que je fais de la cuisine : le travail sur les fruits et les légumes notamment, mais aussi les céréales”, thème de son dernier livre. “Quand on va puiser dans la sincérité et dans son intimité, avec les meilleurs produits, ça fonctionne”.
Cette expérience de quelques mois permet de tracer les premiers contours de son futur restaurant, projet freiné par la crise sanitaire et les confinements à répétition. D’abord, sur la cuisine qu’elle souhaite développer à l’avenir, mais également sur le modèle de restaurant qu’elle veut défendre. “Je suis confrontée à plusieurs enjeux majeurs qui secouent la gastronomie. La crise de recrutement, par exemple, ce que l’on doit faire sur les horaires de travail, sur le management… J’y réfléchis beaucoup et cela m’aide à comprendre ce que je mettrai en place une fois que je serai dans ma propre maison”.
Manon Fleury au Perchoir de Ménilmontant
14 rue Crespin du Gast (Paris 11e)
Réservations ici.