Au Japon, dans la ville de Kobe, les bœufs sont choyés. Ils sont massés, bercés à la musique classique, et dorlotés jusqu’à leur mort. Un moyen d’obtenir une viande d’exception, persillée, et d’une saveur unique. En France, le pendant de ce savoir-faire se situe en Normandie, dans une petite ferme, où le producteur François-Xavier Craquelin s’est lancé dans un projet un peu fou : nourrir ses bêtes à l’herbe… et au cidre. Nous sommes allés lui poser quelques questions afin de faire la lumière sur cette drôle d’entreprise, débutée il y a déjà six ans.
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Konbini Food | Comment vous êtes-vous lancé dans le monde de l’agriculture et de l’élevage ?
François-Xavier Craquelin | Je baigne dans ce milieu depuis ma tendre enfance et, malgré mon expérience en finances, j’ai toujours eu la volonté de revenir sur la ferme familiale. Le besoin de mieux nourrir les gens m’a aussi poussé à franchir le pas. Il y a une vraie pénurie de compétence dans l’agriculture, et encore plus aujourd’hui. Et puis, les attentes des consommateurs sur ce qu’ils mangent et leur sensibilité envers une agriculture plus respectueuse de l’environnement sont des indicateurs positifs pour les jeunes qui cherchent leur voie et qui souhaiteraient travailler dans le monde agricole afin de soutenir leurs convictions. C’est quand même fou de se dire que 200 000 agriculteurs seront partis à la retraite d’ici dix ans et que chaque année 20 000 postes ne sont pas pourvus.
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“C’est quand même fou de se dire que 200 000 agriculteurs seront partis à la retraite d’ici dix ans et que chaque année 20 000 postes ne sont pas pourvus”
Avant de nourrir vos bovins avec du cidre, vous avez choisi de produire votre propre cidre. Comment l’idée est-elle née ?
Le cidre est un pilier de la culture normande. La présence de pommiers sur la ferme, le savoir-faire familial et l’envie de maîtriser les circuits de distribution m’ont amené naturellement vers ce produit. Mes connaissances marketing, juridique et de contrôle de gestion ont été autant d’aspects essentiels dans le développement de ce projet. Cela m’a apporté une autre approche de la production. Il y a quinze ans nous avons démarré l’atelier cidre et depuis, petit à petit, nous avons mis en place une large gamme de produits.
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C’est-à-dire ?
Nos maîtres mots sont l’authenticité et l’innovation. Ces deux termes complémentaires nous ont amenés à produire un calvados arrangé, un cidre de glace, un vin de pomme, un vinaigre balsamique, une moutarde au vinaigre de cidre. L’idée ici est de partager des produits “plaisirs” avec une clientèle locale et d’élaborer de nouveaux produits avec nos partenaires commerciaux, associatifs et les collectivités. Le tout, dans une approche permanente d’économie circulaire et de reconstruction de modèles novateurs finalement proches des modèles ancestraux de l’agriculture.
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“Au détour d’un repas, j’ai découvert la viande de bœuf espagnol nourri au vin, puis le bœuf de Kobe. Curieux, j’ai fait des recherches…”
Comment est née l’idée de nourrir vos bovins de cidre ? C’était un pari ?
Nous avons toujours produit des bœufs normands traditionnels nourris à l’herbe. Jusqu’à présent, aucune filière ne permettait un équilibre économique de cette production. L’envie d’innover, de se différencier tout en continuant l’élevage de bœuf s’est avérée nécessaire. Au détour d’un repas, j’ai découvert la viande de bœuf espagnol nourri au vin, puis le bœuf de Kobe. Curieux, j’ai fait des recherches, notamment avec les vétérinaires, pour voir comment et pourquoi l’ingestion d’alcool pouvait avoir un effet sur l’animal et comment utiliser ces méthodes avec du cidre.
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C’était un pari ?
Ce projet tenait effectivement un peu du pari dans la mesure où mettre de l’alcool dans l’auge de l’animal, de la musique dans l’étable ou utiliser des brosses de massages n’est pas très naturel de prime abord.
De quelles méthodes vous êtes-vous inspiré ?
Je me suis inspiré des techniques utilisées par les Japonais pour la production de bœuf de race “Wagyu” à Kobe, mais aussi de celle du bœuf espagnol nourri au vin sur fond de musique classique. Ces deux méthodes utilisant aussi des masseurs pour imprégner les muscles de graisse et donner cet aspect persillé à la viande.
Cette alimentation peu banale a-t-elle des bénéfices sur la qualité et la saveur de la viande ?
L’alcool a deux effets sur l’élevage de l’animal. D’une part, il éveille l’appétit et l’animal mange davantage ce qui, selon l’alimentation, développe les tissus graisseux intramusculaires et donne cet aspect persillé. De l’autre, l’alcool se transforme en graisse. Pour cette technique on n’utilise pas d’ensilage (surtout pas de maïs) mais des aliments riches en fibres et protéines (luzerne). Par ailleurs, un engraissement progressif, une durée d’élevage plus longue, une attention particulière au bien-être animal et la race combinée à la génétique sont également essentiels.
Combien de cidre les bovins ingèrent-ils chaque jour ?
Les bœufs reçoivent quinze litres de cidre par jour les 4/5 derniers jours d’engraissement. Les quantités sont calculées en fonction d’une dose d’alcool comparable à ce que pourrait ingérer un être humain. Pour information, l’animal fait 1 100 kg.
“C’est essentiel pour moi de participer au re-développement, même confidentiel, de ce mode d’élevage et de cette race qui n’est pas bonne qu’à produire du lait à fromage”
L’idée derrière tout ça, c’était aussi de redonner ses lettres de noblesse à une race oubliée ?
Savoir que des grands noms comme Alain Ducasse ont depuis longtemps plébiscité la race normande pour sa texture, son grain de mâche et son persillé, et voir en même temps disparaître ce mode de production traditionnel d’élevage sous les pommiers, dans les prairies grasses de Normandie alors que cela fait partie de notre culture régionale, c’est inacceptable. C’est donc essentiel pour moi de participer au re-développement, même confidentiel, de ce mode d’élevage et de cette race qui n’est pas bonne qu’à produire du lait à fromage. Le maintien des prairies, des petits troupeaux, l’autonomie alimentaire et le bien-être animal sont des éléments fondamentaux de notre patrimoine commun.
Vous utilisez aussi la musique et les massages, comme pour les bœufs de Kobe ?
La musique est présente dans les bâtiments tout au long de la journée. Elle accompagne l’éleveur mais aussi les animaux. C’est indispensable pour leur bien-être. Le contact avec les animaux grâce aux massages est aussi essentiel.
À qui vendez-vous la viande ensuite (circuit court, grands restaurants…) ?
Un boucher local achète trois bœufs par an qu’il commercialise auprès d’une clientèle locale. Un partenaire distributeur achète douze bœufs par an qui sont commercialisés ensuite chez des restaurateurs plutôt gastronomiques. On en envoie aussi à des particuliers par Internet ou en boucherie et aux collectivités dans les restaurants d’entreprises, scolaires et institutionnels comme le Palais de l’Élysée. La commercialisation est saisonnière, entre mars et juin, pour des raisons de praticité et parce qu’on ne peut pas en fournir en permanence.