Autour de vous, vous l’aurez sans doute remarqué, les bistrots à l’ancienne ont la cote. Sur les cartes et les menus, les plats de grands-mères, eux, vivent une seconde jeunesse. Mais que se cache-t-il (vraiment) derrière ce voyage dans le temps et ce flash-back culinaire grandeur nature ?
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Après La Révolte des premiers de la classe (Arkhê, 2017), le journaliste Jean-Laurent Cassely s’est cette fois intéressé à ce phénomène récent et contemporain : la quête perpétuelle d’authenticité. Dans No Fake, il explore les dessous d’un monde où l’on ne jure plus que par les expériences authentiques, en réaction à des décennies “d’uniformisation des paysages et de standardisation de l’imaginaire”.
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Le livre décortique le phénomène de l'”hyper vrai” et de l’industrialisation tous azimuts de notre aspiration à vivre et partager des expériences uniques… qui n’épargne pas l’univers de la restauration, entre bistrots “dans leur jus” et menus écrits dans des langues qu’on ne parle pas. On est allés lui poser quelques questions.
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Club Sandwich | Dans ton livre, tu abordes notre quête d’authenticité et notre envie de vivre des expériences uniques, vraies, mais surtout de rejeter toute forme de superficialité. Et pour cela, tu utilises la notion d’“hyper vrai”…
Jean-Laurent Cassely | L’hyper vrai désigne une ambiance qui, à force de vouloir être vraie, peut sonner un peu faux. C’est la conséquence et l’effet pervers du fait que toute une génération a rejeté un monde qu’elle a trouvé trop fake : globalisé, consumériste, numérisé.
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Cette impression de vivre dans un environnement borné de toutes parts par les marques des multinationales, les franchises de restauration, un paysage standardisé et des médias globalisés a créé en réaction un appel du vrai, un retour aux vraies choses, aux vrais gens, aux vraies expériences, à une alimentation plus simple…
“C’est l’expérience ‘vieille France’ passée au filtre d’une réécriture publicitaire plus instagramable, plus haut de gamme, mise aux normes et au goût du jour”
Le livre parle de cette tension entre la volonté de réanimer cet idéal authentique et le résultat qui prend parfois des allures de Disneyland du vrai, ou de nouveau stade du faux.
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Tu parles du concept d'”hyper France”, mais à quoi ressemble-t-elle ?
C’est l’expérience “vieille France” passée au filtre d’une réécriture publicitaire plus instagramable, plus haut de gamme, mise aux normes et au goût du jour. Pour être concret, c’est par exemple le restaurant qui sert des plats de grand-mère dans une atmosphère à la Jean Gabin, mais avec le wi-fi et des menus sans gluten.
Le livre n’est pas un pamphlet ou une critique qui dénoncerait des endroits qui sont fake et défendrait des endroits puristes qui n’auraient pas évolué. Ma démarche est plutôt d’analyser cette nouvelle écriture culinaire qui consiste à proposer des expériences qui vont de la fourchette à Instagram, à destination d’une population qui a besoin de petits shoots réguliers d’expériences authentiques.
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“La moindre petite tomate est véritablement italienne, tout comme les serveurs qui sont eux-mêmes italiens. Le problème, ce n’est pas que c’est fake, c’est que c’est trop vrai.”
Dans cette quête de vrai, on remarque depuis plusieurs années des restaurants qui jouent à fond la carte de l’authentique. De nombreux restos italiens et pizzerias préfèrent écrire le nom de leurs ingrédients en italien, quitte à perdre un peu le client…
C’est vrai. Ce qui est frappant dans un restaurant comme La Felicità, par exemple, c’est cette impression de vrai industrialisé. On se promène dans un petit parc à thème de l’Italie, dont les corners sont desservis par une allée principale comme dans les parcs Disney.
Cependant, l’accusation de fake et de récupération qui était portée contre les enseignes franchisées des années 1990-2000 ne tient plus : la moindre petite tomate est véritablement italienne, tout comme les serveurs qui sont eux-mêmes italiens. Tu ne peux pas faire plus italien, en fait. Le problème, ce n’est pas que c’est fake, c’est que c’est trop vrai.
“Si aujourd’hui tu étais renvoyé dans les Trente Glorieuses, dans un bar avec Jean Gabin, les gens feraient des blagues racistes au comptoir, fumeraient des clopes, boiraient du mauvais pinard…”
Pourquoi est-ce que ça marche ?
Parce que je pense que ces endroits, créés par des millennials, correspondent mieux à ce qu’on recherche que la vraie “trattoria à l’ancienne” ou le “vrai troquet dans son jus”. La concurrence s’est intensifiée, nous avons besoin de lieux qui nous proposent des expériences intégrées et qui nous le signalent de manière parfois appuyée – d’où le côté parc à thème.
L’autre raison c’est que la réinvention hipster du vrai bistrot est plus en accord avec l’époque que la reconstitution historique fidèle, qui serait un désastre. Si, aujourd’hui, tu étais renvoyé dans les Trente Glorieuses dans un bar avec Jean Gabin, les gens feraient des blagues racistes au comptoir, fumeraient des clopes, il y aurait du pinard de mauvaise qualité et il serait évidemment hors de question de commander un plat végétarien…
Dans le livre, il y a un passage qui souligne que ce modèle “authentique” convient à des publics très variés : des populations jeunes et dynamiques car cela fait bouger le quartier… et des personnes plus âgées qui replongent dans une certaine nostalgie. Au fond, c’est gagnant-gagnant ?
Oui, car ce type de restaurant rétro peut séduire des bobos qui, pour caricaturer, apprécient l’expérience ironique blanquette de veau et nappes à carreaux. Et les vrais players, ceux qui sont restés bloqués au stade grand-mère sans jamais passer par le stade de modernisation, des plats surgelés, avant de revenir aux sources. Il y a donc deux populations qui cohabitent dans les mêmes endroits pour vivre des expériences de nostalgie complètement différentes.
“Tout le monde veut ce vrai bar authentique, de même que chacun aspire à tomber sur cette petite crique qui n’a pas encore été envahie par les vacanciers”
La première, plus jeune, est dans l’exonostalgie, c’est-à-dire la nostalgie d’une période qu’elle n’a pas vécue et qu’elle consomme par le biais d’Insta ou du cinéma. Et une autre population qui exprime une nostalgie pour ce qu’elle a pu connaître dans son enfance. Moi, par exemple, j’adore le steak sauce au poivre. Aujourd’hui, je peux le bouffer dans des lieux qui le servent ironiquement, et j’en suis très content : c’est effectivement du gagnant-gagnant.
Ce retour à l’authenticité n’est-il qu’opportuniste… ou peut-il être sincère ? Après tout, les microbrasseries locales, les cafés responsables, les néobistrots défendent souvent des approches intéressantes…
C’est important d’insister là-dessus. On a mal compris le mouvement hipster, qu’on a beaucoup accusé d’être d’abord et uniquement poseur, ironique et opportuniste. C’est une mécompréhension de ce qu’il est vraiment, à savoir un hommage à ce qu’il parodie et recrée. Un café estampillé hipster va être beaucoup plus vertueux dans son approvisionnement et ses fondateurs seront souvent dans une démarche sincère.
Je pense que la thèse de la récupération commerciale du cool et du vrai a donc ses limites : c’est plutôt l’accumulation de ce type de lieux, porté par une génération en quête de sens, qui aboutit à cette impression de fake en bout de chaîne, parce que tout le monde veut ce vrai bar authentique, de même que chacun aspire à tomber sur cette petite crique qui n’a pas encore été envahie par les vacanciers.
“Les ‘résistants de l’hyper France’ que j’interviewe dans le livre sont des gens qui ne supportent pas que cette distinction de masse fasse d’eux un numéro sur la liste d’attente d’une pizzeria.”
On observe aussi des poches de résistance à ce modèle. Est-ce qu’on peut imaginer, un jour, une contre-culture qui combattrait l’hyper vrai ?
La recherche d’authenticité dans la restauration emprunte les mêmes mécanismes que ceux de la critique du tourisme de masse : un lieu labellisé authentique cesse de l’être dès le moment où tous tes proches le fréquentent.
Comme la recherche d’authenticité s’apparente à une guerre de position, il y aura toujours des gens pour repousser la frontière encore plus loin. Les “résistants de l’Hyper France” que j’interviewe dans le livre sont des gens qui ne supportent pas que cette distinction de masse fasse d’eux un numéro sur la liste d’attente d’une pizzeria.
“On peut ainsi imaginer que le hipster du futur fera le déplacement en périphérie, jusqu’à l’Hippopotamus”
Cela donne lieu à une petite fiction à la fin…
Je voulais illustrer l’idée qu’il n’y a pas d’ambiance, de lieu, de spécialité qui ne puissent être considérés comme authentique dans les circonstances appropriées. La seule règle est celle de décalage générationnel. Les villes nouvelles, les centres commerciaux ou le Minitel, pour celles et ceux qui ne les ont pas expérimentés au premier degré, peuvent aussi devenir cool, attachants, authentiques.
Et les restos de franchise type Courtepaille ou McDo de périphérie peuvent suivre le même chemin. Ils seront jugés un jour comme vintage et populaires. On peut ainsi imaginer que le hipster du futur fera le déplacement en périphérie, jusqu’à l’Hippopotamus. Sauf qu’il ne mangera pas l’entrecôte classique, évidemment, mais la version adaptée à son époque, à l’image des pizzas napolitaines ou des blanquettes de chef en circuit court que nous mangeons aujourd’hui.