Lorsqu’il nous aperçoit franchir le pas de la porte du restaurant, encore en travaux et encombré de cartons et de tournevis, le chef nous salue de loin, brièvement, avant de retourner à son coup de téléphone. Au bout du fil se joue quelque chose de plus urgent : le marchand de poisson qui doit lui livrer sa marchandise a besoin de détails sur sa commande. “Désolé, c’est pour la livraison de demain matin”, lâche-t-il dans un sourire, avant de nous rejoindre quelques minutes plus tard.
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Pascal Barbot s’apprête à ouvrir la nouvelle version de L’Astrance, dans un autre lieu, et les traits tirés de son visage semblent montrer que la ligne d’arrivée se rapproche. Ce jour-là, alors que la nuit tombe, le chef nous reçoit dans l’un de ses bureaux : une salle exiguë avec des chaises, une imprimante et quelques feuilles volantes sur la table. Si l’on s’amusait à jouer au jeu des comparaisons, on pourrait y voir une référence à la minuscule cuisine de l’ancien Astrance, situé rue Beethoven à Paris, qui a fait la renommée du chef pendant de longues années.
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Une cuisine de 17 mètres carrés, petite et étroite, qui ne l’a pas empêché d’aller décrocher jusqu’à trois étoiles au Michelin et de voir défiler la crème des chefs et cheffes qui feront la cuisine de demain. Aujourd’hui, cette petite cuisine, si étriquée mais si emblématique, n’est plus. Avec son fidèle camarade Christophe Rohat, rencontré chez Alain Passard, qui est en charge de la salle, le chef Pascal Barbot a décidé de plier bagage et de trouver, enfin, chaussure à son pied. En changeant de localisation, certes, mais en gardant précieusement le nom du restaurant, L’Astrance
Entrer sur la piste
Si le restaurant avait dû ouvrir il y a plusieurs mois déjà, la crise sanitaire et une avalanche de travaux inattendus ont mis un frein, provisoire, à cette aventure. À quelques jours de l’ouverture, Pascal Barbot se dit plutôt serein. Ce sont peut-être les années d’expérience qui parlent, ou simplement la confiance qui le lie à sa brigade qui a d’ailleurs doublé en effectif depuis l’ancien Astrance. Son sentiment, il le résume plutôt “au trac d’un artiste qui remonterait sur scène” après plusieurs années de silence.
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“Il faut s’imaginer que par rapport à ce que l’on a pu faire à l’ancien Astrance, où l’on avait nos codes et nos repères, on repart de zéro”, nous confie Pascal Barbot. “Les choses vont être très différentes, on sera beaucoup plus nombreux en cuisine, on double la capacité d’accueil, il y aura trois étages. C’est une toute nouvelle mécanique à laquelle je n’ai jamais vraiment été confronté…” Pour assurer le coup, le chef a fait appel à un sous-chef, Jonathan Moncuit, et une cheffe pâtissière, Elise Guiroy, “tous les deux passés par de grandes brigades”, qui viendront l’épauler en cuisine. Comme pour se rassurer.
La nouvelle mouture de L’Astrance ne sera, finalement, pas que dans le changement de lieu. Depuis plusieurs mois, Pascal Barbot réfléchit à une offre “dans l’air du temps”, adaptée aux envies des clients. Le menu dégustation surprise, qui a fait la renommée et la réputation du chef pendant près de vingt ans, sera toujours là, mais il sera épaulé d’une carte du jour. “L’idée est de proposer une carte différente de ce que l’on peut retrouver dans les cartes d’autres restaurants avec ‘entrée’, ‘plat’, ‘dessert’, mais de toujours laisser la liberté au client de choisir ce qu’il veut manger”, dit Pascal Barbot.
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“On n’a pas toujours envie de partir sur un menu huit temps, parfois, on veut simplement un poisson bien cuit, ou quelque chose de plus léger. Et c’est le compromis que l’on veut défendre”, enchaîne Christophe Rohat. Mais comment construire cette carte après des années passées dans la mécanique et les engrenages d’un menu unique. “Je n’en sais rien”, rit-il. “Vraiment, je n’en sais rien. Ça fait vingt-cinq ans que je n’ai pas cuisiné à la carte, alors on verra bien.” En réalité, le chef a déjà quelques idées en tête. Les semaines et les mois d’attente avant l’ouverture lui ont permis de réfléchir à la question.
Et s’il a aujourd’hui pris le réflexe de noter ses fulgurances sur un carnet, sur ses notes d’ordinateur ou sur son téléphone, il regrette encore celles qu’il n’a pas eu le temps d’y marquer. “Le plus frustrant, c’est quand une idée te vient, que tu oublies de la noter car tu es persuadé que tu t’en souviendras, mais que tu oublies”, souffle-t-il. “Ça, c’est frustrant, et ça m’arrive souvent.”
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Soupe au pain et autres classiques
L’Astrance sera une terre de nouveaux défis. Il faudra apprendre à cuisiner dans une plus grande cuisine, pour davantage de convives, dans un nouveau lieu, et parfois pour des clients fidèles et exigeants. “C’est pour ça que je parle du trac de l’artiste avant de monter sur scène”, avoue le chef. “L’idée est maintenant de faire comprendre précisément à nos équipes ce que nous voulons faire et proposer. C’est ça, la priorité, pas celle de se demander si on est ‘attendus’ ou je ne sais quoi.”
À la demande des clients, mais aussi pour des raisons plus rationnelles, plusieurs plats dits “signatures” qui ont contribué à la légende de L’Astrance seront de retour à la carte : la soupe au pain, la tarte de foie gras, la neige de bleu d’Auvergne… “Ça fait six mois que je me pose la question de savoir si je remets à la carte des plats que l’on pouvait retrouver à L’Astrance, en les ajustant au goût du jour. Au début, je ne voulais pas, je n’étais pas sûr, mais je me suis fait une raison”, reconnaît le chef, dans un rare exercice de transparence. “Il y a évidemment la volonté des clients, mais surtout, il faut admettre que l’on n’a pas la force de tout recréer aujourd’hui. Ce n’est pas possible, c’est trop compliqué pour nous.”
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Quelques plats emblématiques du chef, “très peu”, viendront donc remplir la carte du restaurant, au milieu de nouveautés, rendues possibles par la nouvelle cuisine. “On va pouvoir proposer une cuisine différente, que l’on n’a jamais eu la chance et l’occasion d’offrir jusque-là. On va avoir des vapeurs, de la braise, on va pouvoir servir des poissons crus, ce que l’on ne pouvait pas faire à l’ancien Astrance… On aura plus de moyens, plus de liberté et surtout plus de temps pour prendre nos marques. Vous savez, on a mis vingt ans avant de déménager et de partir de l’ancien restaurant, alors on va y aller à notre rythme, étape par étape, et ça ira très bien”, plaisante Pascal Barbot.
“Poudlard de la gastronomie”
En hissant son restaurant de poche sur la plus haute marche du Guide Michelin, le chef a aussi formé toute une génération de chefs et de cheffes, passés par sa minuscule cuisine. S’il ne fallait en citer que quelques-uns : Manon Fleury, Adeline Grattard, Chloé Charles, Magnus Nilsson ou Tatiana Levha. Lorsqu’on s’amuse à demander à ces anciens disciples de nous parler du chef, c’est une pluie d’éloges que l’on doit affronter en retour. Ils louent la sagesse, la patience, l’engagement et la bienveillance d’un homme profondément généreux. Une petite école de la vie aux faux airs de centre de formation qui lui vaudra même le surnom de “Poudlard de la gastronomie” dans Le Monde.
Quand on évoque le sujet, le chef, lui, préfère se détourner de la question. Pas vantard pour un sou, il se contente de répéter ce qui lui semble si élémentaire. “Je ne sais pas… Les choses se font naturellement. Je transmets tout ce que je peux transmettre, ce n’est pas plus compliqué que ça”, dit-il, avant de finalement trouver un exemple qui lui permet de résumer le fond de sa pensée. “Ce matin, j’ai reçu du persil racine avec des feuilles, qui sont comestibles, et du panais sans feuilles, car elles sont toxiques. Je l’ai expliqué à mes cuisiniers, comme le producteur me l’a expliqué quelques heures plus tôt. Ça peut paraître bête, mais c’est comme ça que je me sens utile pour eux”, poursuit-il. “On a de la chance d’avoir des cuisiniers motivés, doués et très curieux. Tout le mérite revient à leur talent. Ils prennent à L’Astrance ce qui les intéresse et si ça peut leur permettre d’éclore et de trouver leur identité ensuite, alors l’objectif est atteint.”
“Je pourrais en parler pendant des heures”
Mais le principal défi de L’Astrance sera aujourd’hui de s’intégrer, ou non, dans un paysage gastronomique où tous les codes ont été bousculés en l’espace de quelques années. Trouver sa place, donc, sans se compromettre. Perpétuer cette cuisine d’instinct, sans recettes, ni fiches techniques. De ça aussi, Pascal Barbot pourrait “en parler pendant des heures”, lui qui observe d’un œil discret mais vif l’évolution de la scène culinaire parisienne, française et internationale. Alors comment se faufiler et “trouver sa place” dans cette nouvelle équation ? “On va prendre notre temps et faire ce que l’on sait faire, et les choses devraient suivre naturellement”, prédit Pascal Barbot, avant de nous livrer son ressenti et sa vision de la cuisine contemporaine. “Ça bouge pas mal, on voit plein de jeunes ouvrir de superbes adresses. Inaki Aizpitarte (Le Châteaubriand) a ouvert la voie, puis Bertrand Grébaut (Septime) lui a emboîté le pas. Mais si on va chercher plus loin, on peut penser à Michel Guérard et à son restaurant Pot-au-Feu… Bref, je pourrais en parler pendant des heures”, sourit le chef.
La seule faiblesse de la scène gastronomique actuelle qu’il observe et regrette concerne “la place des cuisines étrangères”. “On peut mieux faire, je pense. Surtout quand on compare avec la diversité culinaire que l’on retrouve à Londres, en Scandinavie ou même en Corée du Sud…” constate-t-il. “Ça bouge, mais ce n’est pas suffisant. En revanche, la cuisine française doit sa force à sa diversité. Ça va dans tous les sens. On pourrait citer 300 noms de chefs, quand certains pays ne peuvent en citer que trois ou quatre.” Quant à L’Astrance, tout est désormais prêt pour l’ouverture. Enfin presque. Il ne reste désormais plus qu’à prévenir Alain Passard, le chef triplement étoilé qui les a vu grandir en cuisine et encouragés à ouvrir leur propre restaurant à deux. “Est-ce qu’il est au courant qu’on rouvre L’Astrance ? Je ne sais pas”, sourit Pascal Barbot. “On ne lui a pas encore dit personnellement… Mais on va se préparer avant de le faire…” finit le chef en souriant, avant de repartir surveiller les sauces qu’il a laissé mijoter sur le feu le temps de l’interview.