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Club Sandwich | Comment vous est venue l’idée de créer un festival culinaire mettant à l’honneur les cuisiniers réfugiés et leur gastronomie ?
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Marine Mandrila | À la fin de nos études, on s’est mis en tête de partir faire un tour du monde. Mais en tant que passionnés de bouffe, l’idée était surtout de découvrir le monde à travers la cuisine. On avait l’impression que la cuisine serait un levier pour découvrir le quotidien et la culture des différents pays qu’on allait traverser.
Après dix-huit mois de voyage et près de dix pays traversés à cuisiner et à manger avec toutes les personnes que l’on a rencontrées, on a eu l’occasion de raconter tout ça dans un livre, Very Food Trip. Un ouvrage de 350 pages, entre recettes et portraits.
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En arrivant en France, vous avez directement été confrontés à la crise des réfugiés en Europe…
Voilà, en rentrant à la maison, en 2015, on a repris nos boulots respectifs, et on se trouvait dans une époque où l’opinion commençait juste à être sensibilisée à la crise des réfugiés. Mais on a été assez troublés et marqués par le discours global très misérabiliste qui pouvait être véhiculé dans les médias, autant sur la crise des réfugiés que sur l’arrivée de réfugiés et de migrants sur le sol européen.
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“Quand tu regardes toutes les grandes diasporas à travers le monde, la première chose que tu emportes avec toi, c’est ta cuisine”
Le discours occultait le fait qu’il s’agissait de personne comme vous et moi, qui cherchaient seulement à sauver leur peau et celle de leurs enfants. Des gens qui ont, eux aussi, un savoir-faire, un patrimoine culturel et culinaire… Ces gens-là – des ingénieurs, des maraîchers, des médecins, des agriculteurs – étaient autant d’individualités à considérer.
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Pour combattre ce discours, vous avez donc choisi l’angle de la cuisine et de la gastronomie ?
À partir de nos expériences partout dans le monde, du Brésil à Cuba, de l’Iran au Japon, on a compris que la cuisine pouvait être un formidable levier pour se connecter aux autres, pour mettre les gens sur un pied d’égalité et se rassembler autour d’une table. Après tout, peu importe où tu te trouves, tout le monde mange trois fois par jour, quelle que soit sa culture, son histoire…
“On se rend compte que ce n’est pas toujours le restaurateur qui va apprendre au cuisinier réfugié, mais bien souvent l’inverse”
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La cuisine, surtout, est quelque chose de fédérateur, presque primaire.
C’est pour cette raison qu’on a imaginé quelque chose autour du repas, de la cuisine. En fait, quand tu regardes toutes les grandes diasporas à travers le monde, la première chose que tu emportes avec toi, c’est ta cuisine. Il n’y a qu’à voir les diasporas libanaises ou italiennes. La cuisine a ce pouvoir incroyable. Et si l’on parle ici de personnes réfugiées, cela concerne en réalité toutes les migrations de population depuis la nuit des temps.
Le rapport des Français à la cuisine a-t-il aussi un peu joué ?
On dit toujours que si la cuisine française est aussi riche et reconnue qu’elle l’est aujourd’hui, c’est aussi parce qu’elle a su absorber toutes les influences des vagues de migration, les trouvailles des explorateurs qui ont su s’inspirer et ramener les meilleurs produits de leurs excursions partout dans le monde.
Notre cuisine est une histoire de migrations. Et la cuisine, il ne faut pas l’oublier, est un élément de valorisation des patrimoines culinaires hyper fort. Partager la table de quelqu’un, c’est à la fois quelque chose de très simple et primaire, mais aussi très puissant.
“Pour la première édition, on a fait salle comble dans tous les restos”
Le festival a donc vu le jour en 2016. Racontez-nous…
J’ai eu l’occasion de rencontrer quelques personnes réfugiées qui étaient cuisiniers, amateurs, professionnels ou en devenir et qui voulaient se professionnaliser. On s’est rapidement dit qu’il pourrait être marrant d’organiser des collaborations afin qu’ils puissent cuisiner avec des chefs français, histoire de partager leurs patrimoines culinaires respectifs et leur savoir-faire.
En 2016, on a donc pris pour repère la date symbolique du 20 juin. C’est non seulement la journée des réfugiés, mais surtout une date où le nombre de personnes déracinées dans le monde est annoncé de manière officielle par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, notre partenaire. C’est un moment fort de prise de conscience globale et médiatique.
Cela a été compliqué à organiser ?
Pour la première édition, on a convié huit cuisiniers réfugiés que l’on a mis en relation avec différents restaurants – comme L’Ami Jean qui est là depuis le début –, cantines participatives, bistrots de quartier, bar à cocktails… Cela a donné une programmation assez hétérogène, avec des chefs et des restaurateurs engagés prêts à offrir du temps et des ressources pour ce projet.
“Ce n’est pas rien de faire rentrer quelqu’un dans ta cuisine”
Aujourd’hui, vous êtes présents dans une quinzaine de villes…
Pour la première édition, on a fait salle comble dans tous les restos. Une super expérience pour tous les chefs qui ont pu trouver des jobs ensuite, lancer des activités de traiteur, développer leurs réseaux. On a reçu par la suite des sollicitations du monde entier.
Plutôt que de les organiser nous-mêmes, on a préféré laisser la possibilité à des gens de le faire eux-mêmes, localement, grâce à des outils en ligne mis à disposition. On valide ensuite la sélection, afin de vérifier que les programmations correspondent à nos valeurs et à nos objectifs.
Comment se déroulent les collaborations entre chefs et cuisiniers réfugiés ?
C’est vraiment des rencontres à part entière. Ce qui est assez dingue, c’est que c’est à chaque fois très différent, mais globalement toujours assez émouvant. Surtout, on se rend compte que ce n’est pas toujours le restaurateur qui va apprendre au cuisinier réfugié, mais bien souvent l’inverse. Ce n’est pas forcément celui qu’on attend qui en apprend le plus à l’autre.
“On aurait dit qu’un monde s’ouvrait à elle”
Tu as un exemple en tête ?
La rencontre de cette année entre Magda Gegenava, cuisinière géorgienne, et Manon Fleury, cheffe du Mermoz ! Quand Manon a vu les sels, les mélanges d’épices, les grenades, les mélanges d’herbes… Elle a halluciné. On aurait dit qu’un monde s’ouvrait à elle. Stéphane Jego, qui est là depuis le début, a quant à lui, complètement intégré certaines épices géorgiennes dans sa cuisine.
Cela peut être aussi des moments assez déroutants, entre l’appréhension, la barrière de la langue… Ce n’est pas rien de faire entrer quelqu’un dans ta cuisine.
Et au-delà du festival, est-ce que vous avez obtenu des résultats, tant sur l’insertion professionnelle des cuisiniers que sur la perception du public ?
On a réalisé une étude de mesure d’impact fin 2018 pour, justement, quantifier tout ça. Et les résultats sont assez éloquents. Pour ne citer que quelques chiffres : 59 % des chefs ont eu accès à au moins une opportunité professionnelle et 91 % des chefs participants affirment que l’événement leur a permis de prendre confiance en eux.
Aussi, 70 % des personnes participantes ont considéré que le festival a fait évoluer positivement le regard qu’ils portent sur les personnes réfugiées. Et 91 % des citoyens qui n’étaient pas déjà engagés avant le festival ont affirmé que le Refugee Food Festival avait provoqué un désir d’engagement pour la cause des personnes réfugiées.