“Avant, c’était chez moi que les jeunes s’arrêtaient pour venir manger le midi. Aujourd’hui, ils défilent devant ma porte mais ils ne s’arrêtent plus”, regrette Azim, patron d’un petit kebab à Ménilmontant, dans le nord-est de Paris. Depuis qu’une enseigne de tacos a posé ses valises à quelques mètres du pas de sa porte, la clientèle ne se fait plus aussi nombreuse qu’avant. Si les habitués sont toujours au rendez-vous, ce sont les plus jeunes qui manquent à l’appel. “De toute façon, le kebab, ils n’en veulent plus”, lâche-t-il, fataliste.
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À première vue, le constat d’Azim n’est pas complètement erroné. Depuis quelques années, le désamour des plus jeunes pour le kebab est une réalité, mais l’analyse ne pourrait se limiter à cette simple observation. Car si le kebab subit aujourd’hui un tel retour de flamme, ce n’est pas que de sa faute.
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Depuis quelques années déjà, le kebab fait face à une concurrence nouvelle que personne n’avait vraiment anticipée : une génération de nouveaux snacks qui a dynamité les codes du fast-food en proposant une nouvelle gamme de sandwiches copieux et décadents. “C’est une nouvelle offre qui surfe sur l’imaginaire de la porn food, de la grosse fringale post-pétard, de la sortie de collège ou de la dalle après le sport”, analyse Hirmane Abdoulhakime, encyclopédie vivante et expert incontesté de la culture street food.
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L’arrivée de ces nouveaux acteurs, O’Tacos en tête, a complètement redistribué les cartes. Là où les jeunes de la génération précédente venaient avaler un kebab afin de se remplir le ventre pour une somme dérisoire, les kids d’aujourd’hui lui préféreront ces néo-snacks pour des raisons presque philosophiques.
Cette nouvelle junk food leur apparaît comme un marqueur culturel et générationnel, une nouvelle norme sociale, le symbole d’un sandwich qui leur appartient et d’un patrimoine culinaire quelque peu régressif qui les définit, quitte à faire rager leurs aînés et les générations précédentes sur la composition plus que discutable de ces bombes caloriques.
Sandwich générationnel
Le succès de ces nouveaux snacks, et tout particulièrement d’O’Tacos depuis le début années 2010, ne doit rien non plus au hasard. “Là où ils ont marqué des points, c’est qu’ils sont arrivés avec une communication réussie et une offre alléchante et peu coûteuse pour les jeunes à un moment où, un peu comme Uber et les taxis, les kebabs se sont un peu reposés sur leurs lauriers”, dit Hirmane Abdoulhakime.
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“Les kebabs n’ont jamais renouvelé leur proposition de lieu. Aujourd’hui, cela reste compliqué de trouver un kebab où tout est fait maison, où l’on est sûr que la viande est de bonne qualité et où tu peux t’asseoir pour manger tranquillement.”
À l’inverse, les snacks nouvelle génération ont parfaitement su répondre aux envies et aux besoins des plus jeunes. D’abord grâce à une communication en ligne bien rodée, des visuels accrocheurs, des challenges de dégustation, des établissements plus accueillants et chaleureux et un travail de sape auprès des influenceurs et autres célébrités du Web. On ne compte plus les attroupements ayant viré à la cohue lors de la venue de tel ou tel rappeur dans le cadre d’une opération de communication. “Ça a un peu ringardisé le kebab traditionnel”, résume Florian OnAir, youtubeur culinaire spécialisé dans le défrichage de nouveaux restaurants et particulièrement renseigné sur la snackopshère.
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Révolution manquée
En se lançant dans le monde du taco, le rappeur Mokobé, ancien membre du 113, a eu du flair. À la tête de plusieurs établissements, il est de ceux qui ont anticipé la petite révolution culinaire à l’œuvre chez les plus jeunes. Dans une interview accordée à Grazia, il parlait même de “choc de générations”. “Nous, on avait les cabines téléphoniques et des kebabs, on les mettait d’ailleurs dans nos clips. Les jeunes d’aujourd’hui, c’est tacos et portable, dit-il. Pour eux, tout va plus vite, nous, on se doit de suivre. Les jeunes stars que je fais venir gratuitement me voient comme un grand frère. La force du taco, c’est que cela touche tout le monde, c’est fédérateur.”
Face à ce bouleversement culturel et générationnel, nombre de kebabs ont tenté de s’adapter et de se mettre à la page. Certains ont repensé leur identité graphique en remplaçant les pancartes de plats mal détourés par des écrans de télévision flambant neufs. D’autres ont réaménagé leurs salles ou fait évoluer leur carte en y ajoutant de nouveaux éléments : nuggets, poulet frit, poulet mariné, cordon bleu et sandwiches triple steaks.
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“Le fait que les gens, et notamment les jeunes, scrutent énormément les réseaux sociaux pour découvrir de nouveaux snacks, cela a forcé certaines enseignes à se décarcasser à trouver de nouvelles recettes et sortir des sandwiches visuellement appétissants”, explique Florian OnAir. Même si cela reste marginal, c’est un constat partagé par Hirmane Abdoulhakime. “Cela ne coûte rien à un kebab de faire évoluer son offre. Il n’a qu’à mettre quelques ingrédients au congélateur et à les sortir lorsqu’on lui passe commande.”
Faut-il craindre le pire ?
Pour autant, cette métamorphose à marche forcée des kebabs traditionnels n’augure rien de bon. Souvent, la transformation n’est pas assez aboutie pour concurrencer les acteurs dominants sur le marché du snack, alors que le changement ne conviendra pas non plus aux habitués qui verront dans cette évolution une trahison ou, pire encore, une négligence à l’égard de la sacro-sainte broche de viande. “Quand tu décides de travailler une broche, tu es quasiment contraint de faire du mono-produit, car elle exige une attention permanente. Puis, contrairement aux ingrédients de snacks qui sont le plus souvent surgelés, elle est périssable”, ajoute Hirmane Abdoulhakime.
Faut-il alors craindre le pire pour le kebab ? Non, rassurez-vous. S’il observe un timide déclin, c’est avant tout dû à l’arrivée de nouveaux acteurs sur le terrain qui ont enfin su répondre aux attentes d’une jeunesse quelque peu frustrée du paysage culinaire à sa disposition. Mais il n’y a pas à craindre une extinction définitive et soudaine du kebab traditionnel pour autant. “Il faut bien avoir en tête que la cible des O’Tacos et consorts, ce n’est pas le public qui va au kebab, mais plutôt celui qui va se restaurer dans les McDo et autres fast-foods”, prévient Hirmane Abdoulhakime. Une analyse que partage le vidéaste Florian OnAir.
“Contrairement à certains effets de mode – tacos, crêpes à composer… –, je pense que le kebab sera toujours là. Il fait partie des sandwiches qui continuent de toucher aussi bien les plus jeunes que les moins jeunes. On retrouve dans ces restos des familles, des gars en costards, des bandes de jeunes… Bref, ça rassemble. Et malgré les buzz éphémères de certains snacks, le kebab sera toujours présent sur la longueur. Il est endurant !”
Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à voir le succès des néo-enseignes “à la berlinoise” et la manière dont les kebabs de qualité parviennent à ne jamais désemplir. “Les kebabs qui tournent bien n’ont pas bougé, ce sont les autres, moins qualitatifs qui en ont pâti et qui se retrouvent contraints à faire évoluer leur offre, finit Hirmane Abdoulhakime. J’allais à Buffet Dost quand j’étais au lycée et j’y retourne encore aujourd’hui : c’est toujours aussi plein car c’est toujours aussi bon.” En clair, votre kebab préféré ne va pas disparaître. Et, surtout, il y a très peu de chances que l’on vous y propose un taco quatre viandes.
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