S’il peut paraître banal, ou conventionnel, ce petit rituel n’a pourtant rien d’anodin. Et c’est justement parce qu’il répond à un protocole millimétré, historiquement codifié, mais peu documenté, que nous avons essayé d’en comprendre le sens et l’origine dans la culture kebab française.
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Avant de s’intéresser à la fonction sociale du terme chef, il convient d’abord de s’attarder sur son histoire. Un passage obligé et déterminant pour comprendre et expliquer l’ampleur de son usage dans le langage conversationnel français. Abdelkarim Tengour, auteur du Dictionnaire de la zone et à l’origine du Dico2rue, nous explique :
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“C’est un mot qui revient beaucoup dans les milieux populaires, notamment dans les populations d’origine maghrébine ou africaine. Je l’entends depuis très longtemps et pourtant j’ai 50 ans.”
Ouvriers et immigrés
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Au fil des vagues migratoires, le terme chef s’est ainsi progressivement invité dans les discussions et les échanges, et pas seulement dans la restauration. “C’est une forme de familiarité qui vient du bled, poursuit Hirmane Abdoulhakime, expert en sandwiches et tenancier historique du blog The Dwitchtorialist. Aux Comores, d’où je viens, ou dans les banlieues françaises, on le retrouve assez fréquemment, dans les taxis ou sur les marchés…”
Mais si l’on remonte encore plus loin dans le temps, il est même possible de trouver des traces du mot chef dans le parler populaire du XXe siècle. Pour l’historien de l’alimentation Denis Saillard, le terme était également utilisé dans le monde ouvrier de l’époque, entre gens du même grade ou du même rang, de manière affective ou sur le ton de la plaisanterie.
“Mon père venait du monde ouvrier. Entre eux, les gars se donnaient du chef alors qu’ils n’étaient pas du tout chef et il s’agissait là d’un usage plutôt ironique”, se souvient-il.
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La variété des usages et des origines du mot chef nous permet ici de tirer une première conclusion : l’expression chef ne semble pas liée à la restauration plus qu’à un autre contexte ou environnement. Il serait donc erroné, voire trompeur, d’y voir un lien direct avec la figure traditionnelle du chef de cuisine.
“Si on associe ce mot à la restauration rapide ou à la culture kebab, c’est parce qu’on a l’occasion de l’entendre dans ce genre de lieux, mais cela ne va pas beaucoup plus loin”, note Hirmane Abdelhakime.
Chef ou chef ?
Pour l’historien, cette opposition entre ces deux statuts de chefs – presque involontaire tant elle tient de la coïncidence – permet ainsi de mettre en regard des cultures et des philosophies distinctes au sein d’une même corporation professionnelle.
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“L’emploi du mot chef est très intéressant car il montre qu’il existe là deux univers de la restauration à l’histoire très différente. Dans les brigades de restaurants, le chef est celui qui dirige, qui mène les opérations. Il y a un côté beaucoup plus militaire, hiérarchique. Il faut faire attention avec ce mot, il ne s’emploie pas à la légère”, note l’historien.
Mais alors, si le chef dans la culture kebab ne fait donc pas (forcément) référence au rôle de cuisinier, qu’est-ce que l’expression peut-elle bien évoquer dans l’esprit de ceux qui en font usage ?
C’est devant le comptoir que le mot prend tout son sens. Le mot chef y devient une norme sociale, une formule de politesse et un signe de cordialité aussi importants que peuvent l’être un “bonjour” ou un “s’il te plaît”. Pour le client, l’utiliser c’est se présenter, mais aussi faire preuve d’une marque de respect envers son interlocuteur.
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“C’est une façon de montrer sa déférence envers la personne que l’on a en face de soi”, dit Aurore Vincenti, linguiste et autrice du livre Les Mots du bitume, qui associe davantage son usage à des univers plus protocolaires et hiérarchiques, comme l’armée, par exemple.
Mettre du respect sur son nom
À partir d’une telle hypothèse, le terme se rapprocherait alors du titre honorifique, à la manière d’expressions que l’on peut rencontrer dans la culture italienne, où l’utilisation de mots comme professore (professeur) ou dottore (docteur) est fréquente dans les conversations quotidiennes.
Des titres honorifiques, donc, qui fonctionnent comme des flatteries que l’on échange dès lors qu’on se côtoie régulièrement – quand bien même aucun des deux protagonistes ne serait vraiment universitaire ou professionnel de santé.
“L’emploi de ‘chef’ agit ici comme une marque de respect, mais qui n’est pas forcément liée à la fonction ou au statut de l’interlocuteur. Je me souviens d’une scène, dans une supérette, où un jeune saluait un autre jeune, travaillant à la caisse, avec un ‘Merci chef !'”, raconte Abdelkarim Tengour.
Pour Tchane, jeune Turc installé en France depuis l’âge de 14 ans et petit-fils de kebabiste*, le mot chef joue encore un autre rôle. À ses yeux, celui-ci fonctionne également comme une pirouette sociale destinée à exprimer sa sympathie, sa reconnaissance ou son amitié, sans entrer dans un cadre trop formel. “Tu ne peux pas dire ‘Monsieur’ quand tu entres dans un kebab”, sourit celui qui a lancé, en février dernier, le Kebab Project.
“Dans ma culture, quand tu appelles quelqu’un par son prénom, c’est quelque chose de très sérieux. En turc, par exemple, nous avons des mots précis, qui s’appliquent à chaque fonction ou statut de la famille (père, mère, frère, sœur…) ou de la société (patron, collègue…). Dire chef, c’est une manière de montrer notre respect, mais surtout le moyen de s’adresser aux gens de manière familière et moins solennelle.”
Dire le mot magique
Dans ce cas précis, employer le mot chef arrange finalement tout le monde. Parce que si le terme se substitue au prénom de la personne à qui l’on s’adresse, il donne surtout l’occasion de s’en rapprocher quand on ignore justement son identité. “Au lieu de dire “monsieur”, tu diras “chef”, et ça remplacera le prénom”, ajoute Hirmane Abdelhakime. Impossible de se tromper.
Mais au-delà de la marque de respect et de politesse, l’expert en sandwichs voit également dans l’emploi du mot chef une forme de lubrifiant social dans le très psychologique cérémonial de la prise de commande où il est crucial de se mettre le kebabiste dans la poche. Et c’est précisément là où l’expression dévoile tout son potentiel.
mdrrrr le kebab au coin de ma rue il me voit débarquer tte les semaines bientôt jv pouvoir lâcher un ‘’comme d’hab chef’’
— ❁ (@imandchp) 5 septembre 2018
“Dire chef, ça montre que tu comprends et que tu connais les codes”, dit Hirmane Abdoulhakime. Accessoirement, cela peut être aussi un bon stratagème pour être servi plus généreusement, à l’aide d’une simple flatterie, même convenue et attendue.
“Quand j’étais à Cergy-Pontoise, ou à Kremlin-Bicêtre, on disait ‘chef‘ pour avoir plus de frites, ou plus de viande. C’était l’équivalent d’un ‘s’il vous plaît’. Ça veut aussi dire qu’on ne va pas te servir comme un touriste, car tu as prononcé le nom de code, le mot magique.”
“Tout le monde a le pouvoir”
Si c’est dans la bouche du client que l’usage du mot chef est le plus répandu, il n’est pas rare non plus qu’il soit utilisé dans le sens inverse, à destination du consommateur. Pour les différents experts et linguistes que nous avons interrogés, il s’agirait alors dans ce cas d’une manifestation de réciprocité, voire de complicité entre les deux personnes.
“On peut imaginer qu’il y a une forme de marque de respect en retour. Un jeu d’expressions respectueuses, tout en gardant en tête que c’est le client qui est le roi. En clair, je te respecte autant que tu me respectes”, dit Aurore Vincenti.
Pour l’historien de l’alimentation Loïc Bienassis, ce double usage illustre surtout toute l’ambivalence du mot chef et l’illusion de son affiliation avec le monde de la restauration. Dans la culture kebab, le terme chef fonctionne comme un qualificatif affectif relativement neutre, folklorique, et finalement assez peu hiérarchique.
“Le ‘chef’ adressé au kebabiste et celui adressé par ce dernier à son client sont le même : un usage un peu argotique du terme, ironique car inapproprié, qui opère donc un rapprochement entre deux interlocuteurs : le client qui (passe une) commande et le kebabiste qui détient l’expertise.”
Une réciprocité et un rituel social qui fait du kebab français un lieu unique en son genre. Un “espace anarchiste autogéré”, comme le décrit assez justement cet utilisateur de Twitter. En clair, “le kebabier vous appelle chef, vous l’appelez chef : tout le monde a le pouvoir”. C’est aussi simple que ça.
*Bien consciente du vif débat sur l’utilisation du terme kebabiste plutôt que kebabier, la rédaction de Club Sandwich a arbitrairement tranché pour la première solution.