À croire qu’ils n’avaient jamais existé jusque-là, les producteurs de légumes, éleveurs et autres vignerons sont de plus en plus visibles sur les ardoises et cartes de nos restaurants préférés. Alors que, ces dernières années, la scène gastronomique ne jurait que par les appellations, labels et autres noms de domaines viticoles prestigieux, elle semble aujourd’hui ne plus compter que sur les noms et prénoms de ces artisans du bien manger.
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Les efforts de certains producteurs ayant su braquer la lumière sur leur savoir-faire – Hugo Desnoyer dans la boucherie, ou encore Joël Thiébault et ses légumes – ont ouvert la voie à d’autres personnages, plus ou moins médiatiques, que les chefs s’arrachent désormais : Annie Bertin pour ses légumes, l’éleveur Guillaume Verdin de la ferme de Clavisy pour ses viandes, Éric Ospital pour ses salaisons, Cédric Casanova pour son huile d’olive ou le couple Bachès pour ses agrumes…
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Cette mise en lumière s’observe sur nos étals, dans les épiceries, mais également dans les séries documentaires et les festivals. Dans cet exercice nouveau, les restaurants et épiceries vantent alors la qualité de leurs produits et des différents savoir-faire. Ainsi, si l’on soulignera la rigueur et minutie d’un maraîcher, on louera davantage l’attention d’un éleveur ou la singularité d’un vigneron. Le mouvement autour du vin nature est un très bon exemple en la matière : en replaçant l’humain au centre du processus de fabrication du vin, celui-ci est parvenu à s’émanciper des AOC, au profit d’une multitude d’acteurs prônant des méthodes de production plus en accord avec la nature et l’environnement qui les entoure.
“On est passés de l’identité et de la réputation d’un domaine [bordeaux, bourgogne, beaujolais, etc., ndlr] à une attention sur la personnalité d’un vigneron”, explique Fleur Godart, autrice multicasquette et “chasseuse de vins” pour de nombreux restaurants parisiens. “Dans la mouvance de ces vins nature, énormément de vignerons se sont installés sur des petits terroirs, à défaut de pouvoir investir deux millions d’euros pour un hectare en Bourgogne. Alors ils vont plutôt s’installer dans le Roussillon, dans la Loire, dans des espaces sans grandes lettres de noblesse pour y interpréter des jus d’une façon si singulière et sensible qu’on obtiendra, à terme, une véritable signature dans la manière de vinifier.“ C’est ce qu’on appelle la “patte de vinification”.
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“Un peu comme un artiste que l’on apprécie qui va toucher à plusieurs disciplines, qu’il fasse de l’aquarelle ou de la gouache, on va se dire que cette personne propose quelque chose d’unique, propre à son univers.”
Le fantasme du retour à la terre
Au fond, plusieurs facteurs peuvent expliquer l’engouement grandissant autour de ces producteurs. À commencer par une évolution des esprits qui se traduit par la nécessité d’identifier l’origine des produits que l’on achète (si l’on est consommateur) ou que l’on sert (si l’on est chef). Les chefs, justement, ont beaucoup contribué à cette mise en avant des producteurs et du fruit de leur travail, par idéologie ou par opportunisme. “Pour certains, cela a aussi souvent été utilisé comme un signe de distinction par rapport à certains collègues ou restaurants. C’est avant tout ça, dit Tommaso Melilli, chef et auteur du livre Spaghetti Wars.
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“Il y a quelques années, des chefs ont mis en avant ces producteurs pour attirer l’attention sur leur personne (ou leur établissement) et accroître leur réputation. Mais, en fin de compte, il se pourrait bien que les choses basculent, faisant finalement passer les producteurs au premier plan, à la place des chefs.”
Le besoin de transparence émanant du grand public, incitant à une meilleure traçabilité des produits qu’il est amené à consommer, a également beaucoup joué. “Il y a eu une telle perte de confiance, une telle incertitude, qu’il en est devenu compliqué de savoir ce qui est bon à manger ou pas”, dit Charles Guirriec, cofondateur de Poiscaille, entreprise qui fait le lien entre le pêcheur et le consommateur. Même constat chez Guillaume Verdin, éleveur à la ferme de Clavisy, à deux heures de Paris. En presque dix ans, il a pu observer ce mouvement des esprits à mesure que sa liste de clients-restaurants parisiens s’est allongée. “On est dans un moment où le débat autour de la viande, de l’agriculture raisonnée est très vif. Les gens ont compris et vu qu’il n’y avait aucun intérêt à faire voyager de la viande sur des milliers de kilomètres quand un producteur local peut vous fournir des produits de grande qualité.”
Le nom, nouveau gage de qualité
Alors peu à peu, les chefs et autres épiceries responsables ont opté pour la pédagogie, histoire que le mangeur puisse enfin mettre un visage sur le produit qu’il consomme. Chez Terroirs d’avenir, qui fournit plusieurs tables et le public parisien grâce à plusieurs boutiques, les noms des producteurs sont systématiquement accolés aux étiquettes des produits mis en vente. “On est allés tellement loin dans l’agriculture intensive que les gens ont besoin de repères et de références. On ne l’a pas fait par choix, mais parce qu’on était obligés de le faire”, regrette Samuel Nahon, confondateur de l’entreprise.
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“On le fait pour répondre à un besoin totalement artificiel. Quand on mange une carotte, on ne devait pas avoir besoin de savoir quel producteur l’a faite, mais plutôt se demander si elle est bonne ou pas. Il y a 50 ans, jamais on n’aurait écrit le nom d’un producteur sur une étiquette, on aurait trouvé ça ridicule.”
Du côté des épiceries fines parisiennes de Papa Sapiens, la prise de conscience écologique et environnementale se conjugue aussi à une curiosité du public pour ces personnages. D’une certaine manière, ils “incarnent un idéal” pour beaucoup de consommateurs, affirme Alexandra Lepage, fondatrice de Papa Sapiens. “Dans l’imaginaire collectif, ces personnes et leurs parcours – qu’il s’agisse de vocation ou de reconversion – suscitent de la bienveillance, beaucoup de curiosité et font même parfois rêver.”
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Dans les épiceries et sur le site de Papa Sapiens, les noms des producteurs sont également affichés sur les étiquettes. Un bon moyen de faire de la pédagogie, d’expliquer comme les légumes sont cultivés, comment les bêtes sont élevées… “Nos clients ne voient pas ça comme une simple soupe marketing, car ils sont curieux. Pour nous, c’est une manière de réhumaniser l’acte de consommation.”
Pas qu’une soupe marketing
Les producteurs, de leur côté, sont de plus en plus nombreux à jouer le jeu. Et cela commence par savoir se vendre ou, tout au moins, se mettre en valeur. Facebook, Instagram, tous les moyens sont bons pour documenter leur quotidien et leur savoir-faire. “Ils sont visibles car on est dans une époque où l’on peut profiter de ces outils. À l’image des chefs, les producteurs s’adaptent au besoin de transparence du public”, ajoute Alexandra Lepage.
À la ferme de Clavisy, Guillaume Verdin a bien saisi l’intérêt de bien communiquer sur la réalité de son quotidien. Sur Facebook et Instagram, il poste régulièrement des photos de lui lors de ses tournées, sur son exploitation ou en compagnie de chef qu’il livre.
“Merci les réseaux sociaux, dit-il. Je ne poste que ce que j’aime, pas forcément des choses sérieuses, des moments du quotidien. Mais je le fais sans réfléchir, comme ça vient. Le jour où cela deviendra une nécessité, j’arrêterai car cela veut dire que cela ne plaît plu et qu’il vaut peut-être mieux se remettre en question.”
D’autres restent sur des méthodes plus traditionnelles. Annie Bertin, productrice de légumes en Bretagne, vantée et courtisée par les plus grands chefs de la capitale (du Chateaubriand à Dersou), n’a pas de téléphone portable. Pour passer commande, il faut passer au marché des Lices de Rennes, lui passer un coup de fil sur le téléphone de la maison, ou lui envoyer un e-mail. Les réseaux sociaux ? “Je suis déjà bien assez occupée comme ça.” Il y a une dizaine d’années, elle avait songé à créer un site Internet avant de se raviser. “Que je me contente de bien travailler dans mes champs, le reste viendra tout seul”, poursuit Annie Bertin qui travaille depuis de nombreuses années à partir de semences paysannes reproductibles. “La garantie de son indépendance”, dit-elle.
Une émission “Le Meilleur Producteur” ?
Sur les effets de cette “néocélébrité” des producteurs, difficile de spéculer. “Après une émission comme Le Meilleur Pâtissier, on se retrouvera peut-être un jour avec une émission ‘Le Meilleur Producteur’, ou quelque chose du genre”, sourit la fondatrice de Papa Sapiens. Car les médias, eux, sont prêts à jouer le jeu – on l’avait déjà vu à l’époque de Joël Thiébault, “maraîcher star” et coqueluche des chefs. Mais gare aux sirènes de la notoriété, prévient Guillaume Verdin. Ce dernier insiste sur l’importance de l’interaction entre les producteurs et les chefs, moteur d’une collaboration réussie.
“Les producteurs stars, ça existait déjà, mais il faut que ça dure. Si ça monte très vite, pour se casser la gueule ensuite, ça ne sert à rien.”
Dans le monde des vins naturels, la hype des producteurs est également une tendance qui se profile. Des petits vignerons sont propulsés sur le devant de la scène et qui voient ainsi leur nom se muer en marque, ou tout du moins en gage de qualité, voire de branchitude. “Si l’idée de ce mouvement est de replacer l’humain au centre, il est vrai qu’on n’échappe pas non plus à ce côté name-dropping. Ça fait toujours cool de lâcher deux ou trois noms de telle région, de dire qu’on a testé telle cuvée. C’est un comportement très ‘onzième’ [en référence au 11e arrondissement de Paris, ndlr]. On a beaucoup moins ces attitudes de sommeliers dans des arrondissements plus huppés, le 8e ou le 16e”, note Fleur Godart.
L’un des symboles de cette nouvelle dynamique : l’association récente entre le vigneron Patrick Bouju et le rappeur américain Action Bronson. Si l’on peut, d’un côté, se réjouir que le hip-hop américain se détourne de son lien purement artificiel pour le cognac au profit de producteurs et de produits d’exception, il pose aussi question sur la promesse de toute une philosophie viticole. “On pourrait effectivement déplorer que le vin nature entre dans ce système-là. Car, au fond, est-ce qu’on est dans le délire du vin ou du marqueur social ? On ne sait plus trop”, explique-t-elle.
“Retour à la terre”
Sur les cartes (de menu ou des vins), la mention du nom des producteurs est “une belle preuve de reconnaissance”, dit Guillaume Verdin. Parce qu’au-delà du fait de consacrer le travail et le savoir-faire de producteurs, c’est aussi l’occasion de faire de la pédagogie auprès du public sur les réalités du monde agricole. “La starification est une réalité, et c’est tant mieux. Ils en chient grave et ils ont des vies pas faciles, alors quand ils percent, c’est super”, ajoute Fleur Godart.
Et bien souvent, cette starification s’efface devant l’humilité de ces artisans qui n’avaient probablement pas imaginé se retrouver un jour sous la lumière des projecteurs. “Ce sont des gens extrêmement courageux, qui forcent le respect. Il y a bien quelques producteurs qui se la jouent un peu star, mais les vrais producteurs sont ceux qui se cacheront derrière leur produit.”
“Ils acceptent volontiers d’être mis en avant, que l’on parle d’eux. Mais au final, ce n’est pas tant d’eux que l’on parle que de leur filière, de leur travail, du terroir.”
Les conséquences de la starification des producteurs sont encore dures à prédire, mais on peut imaginer qu’elle incitera les nouvelles générations à s’ouvrir à une production plus responsable – le marché de Rungis, qui a loupé le coche il y a dix ans, est en train de faire les yeux doux à ces producteurs de produits d’exception que l’on a longtemps regardé comme des illuminés. Il y a quelques semaines, Le Monde se penchait justement sur ce “retour à la terre” d’une génération d’enfants d’agriculteurs.
Partager les paillettes
Autre perspective : la reprise en main de leur filière. “Les producteurs pourraient bien finir par tenir les rênes dans le futur, et on se retrouvera à leur service”, imagine Charles Guirriec, cofondateur de Poiscaille. À un moment, ils prendront le pouvoir et imposeront leurs conditions, décideront des prix auxquels ils vendent… et c’est tant mieux.” Mais ce qui est vrai dans un domaine comme la pêche ne l’est pas forcément dans le maraîchage. Pour des petits producteurs propulsés sur le devant de la scène, passer à une échelle plus importante peut s’avérer périlleux.
“C’est une économie petite et fragile. Les producteurs ne sont souvent pas formés à l’entreprenariat, note le chef Tommaso Melilli. Alors on fait appel à des consultants, on réfléchit à comment on peut grossir… et cela induit le risque d’une perte de pureté, de qualité de travail.”
Pour le chef italien, le meilleur moyen de profiter de cette notoriété soudaine serait la solidarité. En clair, “que les producteurs qui émergent ouvrent la porte à d’autres petits producteurs plus discrets, qui ont du mal à s’en sortir”. Et ainsi de maintenir une économie qui parviendrait à s’affranchir du circuit industriel.