Elle nous a mis mal à l’aise, captivés, terrifiés, rendus hilares, et j’en passe. La saison 2 WTF d’Atlanta est un ascenseur émotionnel sans rez-de-chaussée ni plafond. Plus la dramédie de Donald Glover progresse, plus on a le sentiment d’assister à l’avènement d’une anthologie humaine qui tour à tour se concentre sur Earn, Paper Boi, Van et Darius, si bien qu’on a parfois l’impression de perdre le fil rouge de la série. Mais c’est peut-être l’objectif du rappeur, scénariste et réalisateur, qui livre ici une virée introspective, percutante voire dérangeante, dans ses quartiers.
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En quelques épisodes, Donald Glover a déjà fait de la saison 2 d’Atlanta un must-see de 2018. Grotesques, violentes, politiques, tordantes, touchantes et finalement irrésistibles, les mésaventures d’Earn ont passé un autre cap avec l’épisode ultracreepy “Teddy Perkins”, dans lequel l’acteur se met en scène le visage maquillé d’une “whiteface”. Un parti pris fort quand on connaît l’histoire de la “blackface” et les récentes polémiques autour de cette pratique raciste, qui ont également secoué la France avec l’affaire Griezmann.
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En intitulant ce chapitre “Robbin’ Season” (la saison des braquages), on était pourtant prévenus de la violence qui frapperait chaque épisode. Mais Donald Glover et son frère scénariste Stephen repoussent les limites du politiquement correct, alternant fusillades sanglantes, humour absurde et mise en scène poétique dans une dramédie qu’on ne peut décidément ranger dans aucune case.
Œuf d’autruche et plateau hanté
Atlanta s’impose à chaque épisode comme une œuvre d’art et d’essai cathartique dans laquelle Donald Glover déverse toute sa réflexion sociétale et sa créativité débordante. S’il a fait du mélange des genres (et de la communauté afro-américaine) le porte-étendard de sa série, on ne l’attendait pas sur le terrain de l’horreur. Ou plus précisément de l’épouvante dans le cas de “Teddy Perkins”, un épisode qui ne laissera aucun spectateur indemne tant les émotions ressenties face à cet ovni changent du tout au tout, nous faisant passer du rire à l’effroi en un claquement de doigts.
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Pour replacer les choses dans leur contexte, “Teddy Perkins” se concentre sur le lunaire Darius, encore embarqué dans une aventure loufoque qui va vite tourner au cauchemar. Au volant de son camion de déménagement, il atterrit dans un manoir victorien et imposant, que la dynastie Getty n’aurait pas renié du temps de Sutton Place. La nouvelle fixette de Darius est un piano vintage détenu par un certain Teddy Perkins, figure tragique et solitaire qui erre dans sa demeure comme un fantôme du passé en se nourrissant d’œufs d’autruche.
Si on ne le reconnaît pas tout de suite derrière le maquillage, la perruque, les prothèses de peau et cette voix fluette angoissante, ce visage anguleux et blafard est bien celui de Donald Glover. Ses fans qui le suivent depuis l’époque de Community auront reconnu la voix qu’il employait régulièrement dans ses stand-up, notamment pour imiter des enfants. Les spectateurs les plus avertis auront également remarqué le détail vraiment troublant de l’épisode : l’acteur ne cligne jamais des yeux. Un tour de force qui ne fait qu’amplifier notre malaise face à ce rôle déconcertant.
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Cette “whiteface”, sorte de fusion de Michael Jackson post-Off the Wall et de la marionnette Jigsaw des films de la franchise Saw, Donald Glover s’en est complètement imprégné pendant le tournage. Interviewé par Vulture, Derrick Haywood, l’acteur derrière Benny, le frère jumeau de Teddy, révèle que le rappeur cachait à la plupart des membres du tournage la véritable identité de son personnage sur le plateau :
“Au départ, je ne savais pas que Teddy Perkins était incarné par Donald Glover. Pendant le tournage, le réalisateur [Hiro Murai] appelait l’acteur par le prénom Teddy. Entre chaque prise, il lui demandait son avis et je me disais : ‘mais pourquoi l’opinion de ce mec est si importante ?’
Donald était Teddy tout du long, et c’était incroyable de voir son engagement pour nous le faire croire. Nous l’appelions Teddy, il agissait comme Teddy, il n’y avait pas la moindre présence de Donald sur le plateau.”
Habité, Donald Glover fonçait au maquillage dès les premières lueurs de l’aube pour se transformer en Teddy. Face à son équipe de tournage, il faisait la même tête sombre que dans l’épisode, avec son visage pâle comme la neige et ses yeux malicieux, en s’exprimant avec cette petite voix aiguë. Dans la suite de l’interview, Derrick Haywood précise que certains assistants (et lui-même) n’osaient pas parler à Teddy tant il les mettait mal à l’aise. Et vous qui pensiez faire des cauchemars simplement en visionnant la fin de l’épisode…
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Tragédies soul et pop culture
Mais pourquoi diable Donald Glover s’est-il ainsi grimé, de manière à peine masquée, en Michael Jackson ? Tentons d’y répondre en faisant appel à son talent d’écriture, notamment des dialogues et des personnages. Teddy Perkins est un solitaire, un enfant battu par son père qui a fait de la musique autant une torture qu’une passion dévorante pour lui. Teddy est l’incarnation d’une question cruciale : faut-il souffrir pendant l’enfance pour écrire les chansons les plus mémorables de l’Histoire ? Oui, nous répond Glover, quand Teddy expose à Darius le credo de son père : “Great things come from great pain” (des grandes souffrances naissent les grandes choses).
Michael Jackson, Stevie Wonder, Quincy Jones, Otis Redding, Ray Charles… toutes ces figures afro-américaines de la musique auxquelles fait référence l’épisode font partie de cette catégorie. Des artistes traumatisés, voire privés d’un sens, qui ont puisé dans leurs tragédies personnelles pour accoucher de “Man In The Mirror” et “Never Dreamed You’d Live In Summer” et changé la face du monde à leur manière. En tant qu’artiste musicien, Donald Glover leur rend hommage tout en participant à une réflexion méta sur ses propres tragédies de la vie, relatées avec une dose plus ou moins importante de fiction dans Atlanta, mais toujours d’une manière frontale profondément bouleversante.
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Le cas MJ est particulièrement révélateur de cette réflexion et l’imitation de Glover n’est pas hasardeuse. Le roi de la pop était sévèrement corrigé par son père pendant son enfance, qui exigeait de lui la Lune. Joseph Jackson réveillait ses enfants à quatre heures du matin pour leur faire répéter les chorégraphies des Jackson Five, tandis qu’il s’est moqué toute sa vie du nez de Michael, première partie de son corps qu’il a fait retoucher. Pareillement, Benny a le visage recouvert de bandages et porte des fringues baggy dans l’épisode, comme un nouveau rappel à la personnalité de MJ. C’est un symbole fort de la solitude et des douleurs liées aux abus des châtiments du père qui, dans la série, est à l’origine des visages boursouflés des frères.
Pour accentuer le supplice de ces icônes noires, Donald Glover et son fidèle réalisateur Hiro Murai ont travaillé l’esthétique et la mise en scène de “Teddy Perkins”. Ils convoquent des tropes de l’horreur pour souligner l’atmosphère pernicieuse qui rôde dans le manoir et multiplient les références aux films du genre. En tête de liste, on pense évidemment à l’oscarisé Get Out de Jordan Peele, où Lakeith Stanfield jouait la victime d’une conspiration blanche cherchant à asservir les Noirs (on retrouve même la scène emblématique du flash de l’appareil photo dans Atlanta). Petit clin d’œil supplémentaire, Darius pénètre la demeure de Teddy avec une casquette ornée du drapeau confédéré…
Glover va plus loin et brasse des références ciné, pop culture et d’autres issues de la génération Internet : Psychose, L’Homme invisible, Massacre à la tronçonneuse, Creep, La Maison du diable, le Slender Man, Sammy Sosa et sa dépigmentation, une atmosphère proche de Twin Peaks, la figure du père autoritaire (Michael Jackson, Marvin Gaye, les sœurs Williams en ont fait les frais pour ne citer qu’eux), la citation“I love this song” de Michael Jackson prononcée lors de sa cérémonie de ses trente ans, aujourd’hui devenue un mème interplanétaire…
La liste est longue et fait de “Teddy Perkins” un exercice de style à part entière influencé par David Lynch et Noah Hawley. Plus qu’un épisode de série, Donald Glover vient de nous livrer un moment télévisuel de philosophie où il met le doigt sur la tragédie créative, rend hommage à ses icônes et participe à cette mouvance weird qui secoue nos écrans depuis deux ans (Channel Zero, Legion, American Gods, Room 104, Twin Peaks: The Return…). Si Atlanta nous raconte la petite vie de mecs de quartier, sa saison 2 confirme qu’elle a tout d’une grande série.
En France, la saison 2 d’Atlanta est diffusée en US+24 sur OCS City.