Twin Peaks, un rêve électrique
La série nous éclaire, entre autres, sur notre rapport à la nature et à la technologie. Lynch et Frost redynamisent ces deux piliers de nos existences en les hypertrophiant. La forêt est dense et semble prête à absorber tout promeneur, les arbres sont imposants et ont une présence propre, maléfique parfois. Les objets technologiques, voyants, ont des lumières qui clignotent et font bip bip. Ils sont comme des boîtes noires, avec des petits yeux rouges qui espionnent les personnages.
Ces deux univers sont distincts, antinomiques dans nos esprits, et pourtant réconciliés par l’électricité. Énergie de l’ère moderne, force primordiale, elle est indispensable pour que nos objets fonctionnent, pour que le transfert d’images qu’est une série puisse opérer, pour que les villes, les gens puissent être connectés, par ce réseau de câbles électriques qui sillonne tout le pays et s’étend comme une toile d’araignée. Sans elle, pas de télés, d’ordinateurs, de téléphones, de lumière rassurante. Mais l’électricité, on l’oublie parfois, était là bien avant l’être humain. C’est un élément de la nature qui se manifeste par des éclairs descendants, “de l’air pur” pour frapper la Terre.
L’électricité est aussi présente naturellement dans le cerveau, dans le système nerveux. Elle permet le mouvement, la captation des stimuli extérieurs et la fabrication d’images. Synthèse de ces deux puissances – nature et électricité – Le Bras est devenu un arbre électrique, étrange greffe entre le poteau électrique et la plante ligneuse qui aurait été frappée par la foudre. Avec ce tronc d’où partent des branches ramifiées et surmonté d’une sorte d’encéphale ramolli, sa forme rappelle un système nerveux (cerveau, moelle épinière et nerfs).
Plusieurs êtres des loges ont un rapport avec l’électricité. Ils semblent se déplacer avec elle. Différents événements surnaturels et inquiétants sont accompagnés de bruits d’électricité. Le poteau marqué d’un 6 rôde là où des entités maléfiques semblent intervenir. C’est par une prise électrique que Dale Cooper revient à la réalité. Phillip Jeffries, qui se téléportait dans Fire Walk With Me à travers des flashs électriques se retrouve dans cette saison 3 comme transformé en électricité. Il a perdu forme humaine et n’existe plus vraiment. Et puis le mot électricité est prononcé comme une conclusion par Mike dans la chambre de Jeffries, avant que Cooper ne retourne dans le passé.
Les êtres des loges ont donc un lien fort avec les objets techniques, animés par l’électricité, mais aussi avec la nature. Ils sont par certains aspects des esprits des bois (on accède aux loges par la forêt). Margaret perçoit leurs manigances par sa bûche qui communique avec elle. Bob semble habiter les hiboux (qui ne sont pas ce qu’ils paraissent). Toutes ces entités sont comme des créatures anciennes, inhumaines, animales, qui se seraient adaptées au monde technologique des humains. Cette omniprésence de l’électricité peut s’expliquer par le fait que les personnages de Twin Peaks nous apparaissent, à nous téléspectateurs, grâce à l’électricité qui allument nos télés et ordinateurs. Ces créatures ne pourraient exister sans électricité.
Mais c’est aussi le signe que Twin Peaks est une fiction issue de l’activité neuronale, de l’imagination. Et finalement l’évolution du bras est peut-être un message caché, destiné à Cooper. Tout cela se passe dans sa tête ou dans celle d’un autre. Il rêve ou est dans un rêve. Dans le rêve collectif mis en image qu’est une série.
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Who do you think this is there ?
Cooper est peut-être déjà conscient d’évoluer dans une série. Dans FWWM, il se voit en cauchemar figé sur l’écran des caméras de sécurité. Mr. C, le doppelgänger, est peut-être ce Cooper-là finalement, celui qui a pris conscience qu’il était dans une série. Car en fin de compte, un des mystères non résolus est de déterminer les objectifs de Mr. C, à l’origine de nombreux événements de la saison 3. Il cherche des coordonnées pour rentrer dans la loge blanche, mais pourquoi ? On peut penser qu’il cherche à sortir de la série. Il est froid, calculateur, il tue sans sourciller, car pour lui tout est fictif. Ce ne sont que des personnages. Il veut sa liberté.
De nombreux indices laissent entrevoir cette prise de conscience, par la série, d’être dans un monde fictionnel, tout comme Audrey prend soudain conscience qu’elle n’est pas au Roadhaouse (RH) et que Charlie n’est pas Charlie.
Dans la deuxième moitié de la saison 3, les regards caméra se multiplient à travers notamment Monica Bellucci (actrice réelle) qui interroge le téléspectateur : “Who is the dreamer?” Gordon Cole/David Lynch nous regarde plusieurs fois malicieusement. La femme à la bûche, qui tout d’un coup a posé son téléphone, nous parle. Et on ne sait plus si c’est le personnage ou l’actrice qui nous émeut, en nous délivrant ses sentiments sur sa mort imminente. Les effets numériques semblent parfois volontairement factices. Les blessures outrancières sont brillantes comme si elles étaient vernies (la tête de Bill Hastings). Il y a aussi ces quelques moments où un coin de l’image saute, comme une perturbation de la transmission (Phyllis Hastings lorsqu’elle se fait tuer par Mr. C).
Et que dire des Tulpas (Diane et Dougie entre autres) et des doppelgängers ? Leur présence même traduit le caractère fictionnel des personnages, le fait qu’ils aient été construits, imaginés. Ils sont faux. Ils représentent différentes versions, différents aspects possibles d’un même personnage. Là où la plupart des séries jettent ces versions annexes pour n’en garder qu’une, Twin Peaks leur donnent une place. Certaines versions vont néanmoins nourrir une rancune et tenter, par vengeance, de renvoyer les personnages principaux à la non-existence. (Le doppelgänger du Bras, furieux contre Cooper.) A contrario, d’autres personnages ont été comme effacés du récit durant cette saison 3. Ils n’apparaîtront pas et ils ne seront pas évoqués. Laura, dans l’épisode 2, semble aspirée hors de l’histoire, hors de l’écran.
Les scènes énigmatiques du RH, dans lesquelles des personnages inconnus discutent de tout et de rien, sont comme remplies de ces annexes, de ces brouillons d’histoires possibles. Le pseudo Bervelly Hills teinté d’absurde représente ce que la saison 3 aurait pu être, dans des mains différentes de celles de Lynch et Frost. Des nouveaux James et Donna en moins bien, avec leurs petites intrigues, leurs petites tromperies.
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