Quand trois journalistes décident de fact-checker l’histoire de la famille royale d’Angleterre, ça donne le passionnant ouvrage The Crown, le vrai du faux, édité chez Gründ. La série de Netflix, dont la plateforme vient de mettre en ligne la saison 4, flirte avec le récit historique, quitte à entretenir le flou entre fiction et réalité. Mais qu’en est-il vraiment ?
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Winston Churchill a-t-il réellement pleuré sa secrétaire, morte durant le Grand Smog de Londres ? Philip a-t-il trompé la reine ? Elizabeth II est-elle restée de marbre quand elle s’est rendue sur les ruines d’Aberfan après l’effondrement de la mine ? Corentin Lamy et Pierre Trouvé, journalistes au Monde, et Joffrey Ricome, responsable du numérique au Courrier international, se sont plongés dans les archives, ont ausculté les photos d’époque et dépoussiéré les VHS pour voir si les trois premières saisons de The Crown passaient le test du détecteur de mensonges.
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Verdict avec Joffrey Ricome, qui nous explique comment ils ont procédé et à quel point la série de Peter Morgan prend des libertés avec l’Histoire.
Biiinge⎟ Comment est née l’idée de faire ce livre ?
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Joffrey Ricome⎟ Début 2019, on a eu envie de faire un podcast de fact-checking sur les séries et les films. C’est comme ça qu’est né Vérifiction. On a fait le pilote sur Breaking Bad, puis Terminator, et le troisième était consacré à The Crown, avec comme invité Stéphane Bern. L’épisode a super bien marché. J’avais déjà écrit un guide Lonely Planet sur tous les endroits “geek” du monde [Planète Geek, ndlr], et mon éditeur m’a appelé en me disant : “Il faut faire un bouquin de ce podcast.” Cela nous a pris à peu près trois mois et on s’est attribué une saison par personne.
On a d’abord revu les trois saisons. On regardait un épisode en notant tout ce qui nous paraissait suspicieux, même les détails les plus insignifiants comme le pyjama de Philip, et après on allait fouiller. En général, pour chaque épisode il y a une ou deux intrigues, donc ça nous permettait d’avoir deux axes, deux angles par chapitre. Et puis ça permettait de faire un guide : quelqu’un qui regarde un épisode peut directement consulter le chapitre équivalent. Parce qu’il y a beaucoup de choses qui sont fausses.
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On a pourtant l’impression que Peter Morgan, le showrunner de The Crown, est un maniaque du détail. Il s’est d’ailleurs entouré de consultants, comme Robert Lacey, un journaliste et historien écrivant sur la famille royale depuis les années 1970. Il y aurait tromperie sur la marchandise ?
Il ne faut pas prendre pour argent comptant ce qui est décrit dans la série. Tous les éléments sont romancés, ils font croire qu’ils collent à la réalité alors que non. Sans ces arrangements avec l’Histoire, il n’y aurait pas de série. Ils prennent énormément de libertés, mais sinon ce serait un documentaire. Quand je dis que tout est faux, c’est qu’il y a des approximations partout, des détournements. Parmi les choses qui m’ont vraiment gêné, il y a le fait qu’au début de la relation entre Charles et Camilla, la série raconte que c’est Dickie et la Reine mère qui fomentent un plan pour étouffer leur idylle dans l’œuf. C’est totalement faux !
Dans le livre, vous citez par exemple l’épisode 4 de la saison 1, sur le Grand Smog de Londres (un brouillard toxique qui a recouvert la capitale) et qui a tant marqué les fans de la série. Pouvez-vous nous raconter ce que vous avez trouvé sur cet événement ?
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En fait, Churchill n’en avait rien à faire. Dans la série, quand il voit que son assistante [du nom de Venetia Scott, et qui n’a jamais existé, ndlr] est morte, il finit par sortir le chéquier pour aider les hôpitaux et se remettre l’opinion publique dans la poche. Dans la réalité, il n’a rien fait, il a laissé faire. Au bout de cinq ou six jours, le brouillard est parti et tout s’est bien passé, personne ne lui en a voulu. Ensuite, il y a eu un deuxième smog, et là, il a agi. Historiquement, c’est vrai qu’il y a eu ce smog qui a fait beaucoup de morts, personne ne pouvait se balader à Londres, tous les bus étaient à l’arrêt. Donc techniquement, l’Histoire a été respectée, mais c’est très romancé.
Racontez-nous comment on fact-checke une série comme The Crown…
On a écrit ce livre pendant le confinement. Il y a énormément d’archives car tous les journaux maintenant mettent les leurs à disposition en version numérique : le New York Times, Le Monde… Internet permet tout, on peut retrouver des coupures de presse des années 1960 complètement anodines. Par exemple, quand Margaret va voir le président Lyndon B. Johnson aux États-Unis, c’est une toute petite histoire dans un journal. On va consulter toutes les archives, les journalistes qui étaient là à l’époque, les rapports de la soirée en question… Est-ce qu’il y a vraiment eu un baiser ? Les archives disent que non. Ils ont dansé le fox-trot, ils ont un peu discuté et la soirée s’est terminée assez tôt. Il n’y a pas eu de baiser.
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On fouille dans plein d’interviews d’époque. Pour Aberfan [un tragique accident minier au pays de Galles, en 1966, raconté dans l’épisode 3 de la saison 3, ndlr], on a plein d’interviews de personnes qui ont vécu le drame et témoignent que la reine était en larmes quand elle est venue, ce qui contredit aussi la série. C’était beaucoup de recherche de documents d’époque, avec un travail journalistique croisant plusieurs sources pour vérifier.
Est-ce qu’il y a un fait en particulier, après sa vérification, qui vous a surpris ?
La seule chose qu’on a vraiment faite en live, c’est au sujet du documentaire interdit, qu’on voit en saison 3. La famille royale demande à la BBC de faire un documentaire sur elle pour la rendre un peu plus humaine. La chaîne le fait, mais ils trouvent le résultat affligeant, et surtout leurs conseillers soutiennent que la famille royale ne doit pas être humanisée, elle doit rester proche de Dieu. Après une première diffusion, ils finissent par l’interdire et le film serait depuis introuvable. Donc j’ai appelé les archives nationales à Londres, en demandant si on pouvait voir ce documentaire, et ils m’ont répondu “Oui, pas de problème”.
Donc j’ai pris un train – c’était des recherches pour le podcast, donc avant le confinement – et je suis allé voir le fameux documentaire aux archives nationales, dans une petite salle, avec une cassette vidéo. Ça a duré une heure et il n’était pas du tout interdit. Dans la série, il est dit qu’il n’a été diffusé qu’une fois, alors qu’il l’a été plusieurs fois sur une durée de trois ans, dans tous les pays du Commonwealth. Et puis au bout de trois ans, il était un peu vieux, donc la famille royale a préféré qu’il finisse aux oubliettes. La famille royale a effectivement désapprouvé mais n’a pas interdit sa diffusion. On a vraiment été surpris, parce qu’on y croyait tellement à ce documentaire interdit !
Y a-t-il des choses dépeintes dans la série qui vous ont donné du fil à retordre au moment du travail de vérification ?
Il y a des rumeurs qu’on n’a jamais réussi à vérifier : le passé sulfureux de Philip et ses infidélités n’ont jamais été prouvés. À la fin de la saison 2, il y a l’affaire Profumo, selon laquelle un kinésithérapeute organisait des parties fines. Sur une photo qui traîne, on croit voir Philip de dos. Au début de la saison 3, il y a un espion infiltré qui le fait chanter. L’espion, c’est le conservateur de la reine, et la série dit qu’il est resté à son poste même si on savait qu’il travaillait pour le compte du KGB parce qu’il faisait chanter Philip.
C’est ce qu’ils disent à la fin de l’épisode 1 de la saison 3. Or, en fait, il est surtout resté parce que le gouvernement s’est dit que s’il était viré et que l’histoire s’éventait, alors qu’il avait occupé cette place depuis plus de quinze ans, ça la foutait mal ! Mais les histoires d’infidélités de Philip ont toujours été des rumeurs. On n’a pas pu vérifier si c’était vrai ou pas, même si la série a pris le parti de dire que ça l’était.
La série prend aussi des libertés scénaristiques avec la reine elle-même, en lui créant une rivalité – un cliché assez sexiste au passage – avec Jackie Kennedy. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Jackie Kennedy n’avait pas la langue dans sa poche, c’est vrai, on l’a remarqué dans plein d’interviews. Quand elle dit que le château de la reine est un peu vieillot, c’est authentique. Mais il n’y avait pas cette animosité entre elles. À un moment, on voit la reine super gênée parce que Jackie sait parler français, alors qu’en réalité la reine parle très bien notre langue. Ils ont inventé cette rivalité de toutes pièces.
En revanche, ce qui ressort de votre livre, c’est que la série a été plutôt fidèle avec le personnage de Margaret, la sœur de la reine.
Oui, Margaret est un des personnages pour lesquels on a trouvé le plus de choses vraies. Comme sa relation avec Townsend : la reine lui dit qu’elle doit attendre d’avoir 25 ans pour l’épouser et c’est véridique. On l’empêche de se marier parce qu’il faut qu’elle ait l’accord de sa sœur. Pete Townsend était un homme divorcé donc c’était un remariage. Ils les ont séparés pendant deux ans, en envoyant Townsend en Belgique.
Une histoire incroyable, dans laquelle tout est vrai. Idem avec son deuxième mari, qu’on voit dans la saison 3, qui batifolait un peu partout. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle le trompe à la fin, dans le dernier épisode de la saison 3. Margaret, c’est déjà un vrai personnage de série, ils n’ont pas eu besoin de trop romancer – à l’exception de sa rencontre et de son baiser supposé avec le président Johnson, donc.
Tous ces petits arrangements avec l’Histoire ont été réalisés à des fins dramaturgiques, Peter Morgan a fait plier la réalité pour l’accommoder à son récit. Après tout ce travail de vérification, quelle est votre opinion sur The Crown et son approche historique ?
Je trouve que c’est une excellente série. L’histoire de la royauté est incroyable et j’ai été surtout happé par les saisons 2 et 3. Ce qui m’embête, c’est que les gens la prennent pour un récit biographique. À quel point le public accepte la série comme une histoire romancée ou comme un récit historique ? Je n’en ai aucune idée. Tout ce qui est faux dans la série l’est délibérément, pour des raisons scénaristiques. Peter Morgan ne déforme pas la réalité au point de changer totalement l’Histoire. Comme on le dit dans la préface du livre, notre but c’est pas de dire que la série est fausse, mais plutôt de nous demander ce qu’ils ont fait scénaristiquement.
Le livre permet d’apprendre aussi beaucoup de choses sur la façon dont on fait une série parce que les choix sont finalement valables. Pourquoi font-ils un plan séquence sur la mort de Churchill en même temps que l’arrestation de l’espion du KGB ? Parce qu’au montage ça marche super bien, peu importe s’il y a deux ans de décalage entre les deux.
The Crown a été renouvelée pour deux saisons supplémentaires, et le livre couvre, pour l’instant, les trois premières. Peut-on espérer une suite ?
On espère, oui ! Si ça marche bien, on aimerait faire une version augmentée pour la saison 4, ou un tome 2.
Les quatre saisons de The Crown sont disponibles sur Netflix.