Lancée ce dimanche 15 novembre sur Netflix, la saison 4 de The Crown a déjà fait couler beaucoup d’encre. Si elle était tant attendue par les fans, c’est aussi parce qu’elle introduit enfin la princesse Diana et qu’elle met en scène Gillian Anderson dans la peau de Margaret Thatcher. Ces dix nouveaux épisodes arrivent après une saison 3 un peu en dessous des précédentes – il faut dire que ces années de règne étaient un peu moins marquantes – et surtout, ils abordent des histoires dont les spectateur·rice·s se souviennent.
Publicité
Curieusement, son showrunner Peter Morgan opte ici pour une narration moins feuilletonnante qu’à l’accoutumée, avec des épisodes que l’on pourrait presque regarder indépendamment du reste. Un choix osé, à la hauteur du challenge monstrueux qui l’attendait, mais qui a payé. Bien plus encore qu’auparavant, cette saison s’emploie à dépecer le conte de fées. L’image idyllique que renvoyait le couple Charles et Diana a du plomb dans l’aile. Bien sûr, plus de vingt ans après la mort de la princesse, personne n’ignorait les scènes qui se jouaient derrière les portes du palais, mais la reconstitution se mêle ici à l’interprétation, à des fins dramatiques. C’est ainsi que The Crown nous invite dans l’intimité de ses têtes couronnées.
Publicité
Dans les trois premières saisons, un épisode fort sortait à chaque fois du lot, que ce soit “Act of God” en saison 1, dans lequel un brouillard toxique recouvrait Londres, ou la catastrophe d’Aberfan en saison 3. Ici, on serait bien en peine d’en dégager un seul, tant ce quatrième volet de The Crown surprend et passionne à chaque nouvel épisode. Chacun d’eux est traité comme une histoire presque indépendante des autres, se concentrant tour à tour sur Charles et Diana, sur la vision de la maternité selon la reine ou sa première ministre, puis sur l’histoire incroyable de Michael Fagan, un citoyen britannique désespéré qui est entré par effraction dans le palais de Buckingham… à deux reprises.
Publicité
Seule ombre à ce tableau de chasse presque parfait, le traitement un peu léger réservé à Margaret, la sœur de la reine, campée par la divine Helena Bonham Carter. La princesse n’a hélas pas grand-chose de plus à défendre que sa propension à la mélancolie et à la dépression. Tout au mieux se questionne-t-elle sur la possibilité d’un mal héréditaire qui pourrait expliquer ses troubles mentaux.
Il y a une constance de la série dans la démonstration que le seul luxe que ne peut s’offrir la famille royale, c’est le droit au bonheur. La monarchie, la nation, passe avant tout, comme ne cessent de le répéter les membres les plus sages – ou désabusés, c’est selon – du clan. Rien, pourtant, ne permet de certifier que la couronne aurait pu ne serait-ce que se fissurer sous le poids d’un mariage d’amour, d’un divorce ou de gestes affectueux en public. Pourtant, la reine et son entourage n’en démordent pas : on refusera ainsi à Charles d’épouser celle qu’il a toujours aimée, Camilla, on confortera Margaret dans son inutilité, elle qui rêvait d’une vie d’aventures et d’exaltations, et on fera de Diana l’agneau sacrificiel. Cette saison 4 couvre ainsi la période allant de 1977 à 1990, marquée par la rigueur de celle qu’on appellera la Dame de Fer et par la douceur de celle que son peuple a baptisée la Princesse des Cœurs.
Comme toujours, Peter Morgan met l’Histoire au service des drames intimes qu’il veut nous raconter, avec une patte presque shakespearienne. Dès la première saison, on remarquait chez le scénariste une grande déférence pour la famille royale. C’est, après tout, un sujet de prédilection pour celui qui a écrit le film de Stephen Frears, The Queen, sur le règne d’Elizabeth II après la mort de Lady Di, et une pièce de théâtre, The Audience, qui mettait en scène les entretiens entre la reine et ses différents premiers ministres. Pour autant, Peter Morgan n’hésite pas à écorcher le mythe ou à s’arranger avec la vérité historique à des fins dramatiques – ce qui lui réussit plutôt bien.
Publicité
L’un des coups de griffe portés au clan cette saison était aussi subtil qu’inattendu. Il concerne un personnage tout à fait secondaire dans la série, le prince Andrew. La reine, piquée au vif par une réflexion de sa première ministre, cherche à savoir si elle a un “enfant préféré”. Elle les reçoit les uns après les autres pour des entretiens assez formels. Arrive le tour d’Andrew, troisième enfant qu’elle a eu avec Philip. Il fait une entrée fracassante avec son hélico et se montre moins coincé que ses frères et sa sœur. À table, il raconte alors à sa mère le film dans lequel a joué sa petite amie du moment :
“Ne soyez pas si prude, mère. C’est l’histoire d’une fille qui revient de son internat en Suisse pour regagner la maison familiale dans la campagne anglaise… Bref, elle y rencontre plusieurs vieux prédateurs bien tordus, qui séduisent la jeune Emily, vulnérable et sans défense, et on la suit dans sa découverte des plaisirs sensuels.”
Publicité
Si l’embarras d’Elizabeth dans cette scène peut faire sourire, ce qu’elle convoque en filigrane est bien plus tragique et sordide. En 2014, Virginia Roberts Giuffre accusait Jeffrey Epstein de trafic sexuel et affirmait avoir eu des rapports sexuels avec plusieurs hommes célèbres lorsqu’elle était mineure. Le prince Andrew était l’un d’eux. Pour sa seule apparition dans la série, ce dialogue prononcé par le fils de la reine n’est donc pas anodin. Durant ces quatre saisons, on ne peut pourtant pas reprocher à Peter Morgan d’avoir pris parti pour ou contre la monarchie. Il a montré le beau, le digne, mais aussi les écailles dans le vernis de ce fascinant portrait. Et si tout tourne autour de sa reine, il a pris le risque, cette fois-ci, d’introduire deux nouveaux personnages historiques, deux figures féminines d’égale importance, qui laisseront une empreinte très différente dans le cœur des sujets de sa majesté.
L’un des fils conducteurs de la série, ce sont ces scènes où la reine reçoit ses premiers ministres. C’est là qu’elle les toise. Les hommes qui ont défilé dans son cabinet, dès son plus jeune âge, se faisaient rapidement une idée de leur souveraine, après avoir échangé quelques banalités. Cette fois-ci, elle est pour la première fois confrontée à une femme, Margaret Thatcher, élue à la tête du Parti conservateur. Les échanges sont polis mais, pardonnez-nous l’expression, un brin constipés. Nous sommes face à deux cheffes d’État, pas franchement branchées “empowerment” et “sororité”. Il faut dire que l’Histoire a toujours aimé les rivalités féminines.
Publicité
Chacune d’elles a bien intégré, société patriarcale oblige, qu’une femme à la tête d’un pays est une anomalie. Elles se considèrent donc comme des exceptions, puisqu’elles ont, contrairement à leurs homologues féminins, une parfaite maîtrise de leur émotivité. Bien entendu, la série s’évertuera à démontrer qu’elles sont humaines et, mieux encore, qu’elles sont des mères avant tout. Certain·e·s reprochent à la série d’avoir trop humanisé Margaret Thatcher, quand d’autres, au contraire, éprouvent une profonde empathie pour la première ministre – dont le parti s’est retourné contre elle – qui a laissé sur son chemin un pays exsangue.
Gillian Anderson, dans la peau de la Dame de Fer, marche sur un fil pour le moins ténu, oscillant en permanence entre la performance bluffante et la caricature. L’exercice est périlleux et on est parfois extirpé·e·s du récit par la prestation : nous ne sommes plus devant la première ministre britannique, mais en train de contempler Gillian Anderson, actrice caméléon, en pleine imitation. Un écueil qu’elle partage avec la révélation de cette saison 4, la jeune Emma Corrin, jusqu’ici inconnue du grand public, qui incarne Lady Di.
La seule présence de la Princesse des Cœurs dans cet opus garantissait d’office son succès auprès du public. La pression pour la jeune actrice a dû être énorme : tout le monde se souvient comment bougeait et parlait Diana et son destin tragique a fait d’elle une figure quasiment sacrée. La série montre sa solitude, son ennui, mais aussi ses infidélités, ainsi que celles de Charles, et enfin, sa boulimie, qui justifie l’apparition d’un bandeau sur les troubles du comportement alimentaire avant chaque épisode concerné. On le savait, même en voyant les premières images de Diana dans sa robe de mariée : ceci n’est pas un conte de fées. Signe, s’il en fallait, de la tragédie qui se jouait en coulisses : on verra très brièvement la célèbre robe, surtout de dos, mais pas la cérémonie du mariage.
Emma Corrin a le mérite de s’approprier un tel mythe, mais à l’instar de Gillian Anderson avec Thatcher, elle s’enferme peut-être un peu trop dans ses mimiques. On ne jettera toutefois la pierre à aucune d’elles, tant le challenge semblait insurmontable. D’autant qu’elles parviennent, par moments, à voler la vedette à la reine. Il faut dire que nous sommes plus habitué·e·s à la présence de cette dernière, qui joue aussi sur un registre bien plus subtil. Or, la queen reste la queen et Olivia Colman, si elle se fait brièvement éclipser par les deux petites nouvelles, règne toujours sans partage sur The Crown. Elle survole cette saison avec son flegme légendaire et un soupçon d’humour “tongue-in-cheek” que ne renieraient pas ses sujets. L’actrice, malgré la froideur de son personnage, révèle à merveille les humeurs et émotions d’une reine qui met pourtant un point d’honneur à ne rien laisser transparaître.
En saison 4, The Crown se donne en tout cas les moyens de ses ambitions. Littéralement, puisque c’est l’une des séries les plus chères de tous les temps, avec sa saison 1 à 130 millions de dollars, mais aussi en introduisant Margaret Thatcher, dont la seule évocation du nom agite encore le cœur des Anglais, et surtout Diana. The Crown a entrepris l’ascension de son Everest dont le point culminant sera probablement atteint à la saison prochaine, avec la mort tragique de la princesse.
La saison 4 de The Crown est disponible sur Netflix.