Contre les agression sexuelles dans leur campus, les héroïnes de Sweet/Vicious prennent les choses en main. Un passage à tabac aussi jouissif qu’éducatif.
Publicité
On connaît les super-héroïnes et les codes qui leur sont attribués – la jupe courte ou combi ultra-moulante sont de mise – qui se battent pour un monde meilleur/contre l’envahisseur/pour sauver la planète. Mais une fois de temps en temps, une héroïne qui a tout de super, même si elle est parfois dépourvue de pouvoirs, fait surface. Elle est “comme nous”, elle est confrontée à des obstacles que nous connaissons, et son ennemi… c’est bien souvent un homme (ou, par extension, les hommes).
Publicité
Le mythe de la super-héroïne revisité
Leurs noms, Jessica Jones, Lisbeth Salander, Lady Gaga (oui, oui) ou deux étudiantes américaines baptisées Jules et Olivia. Elles ont toutes un point commun : elles sont des victimes de viol. La première veut briser l’emprise que son violeur a encore sur elle (et sur d’autres) ; la seconde opte pour la torture et tatoue son bourreau comme il l’a, psychologiquement, marquée au fer rouge ; la troisième a écrit une chanson, “Til It Happens to You” (attention, le clip est particulièrement difficile à regarder) pour le documentaire sur les viols dans les campus The Hunting Ground ; et les deux dernières sont nos deux super-héroïnes du jour, et vous allez vite comprendre pourquoi on les aime tant.
Publicité
Sweet/Vicious est à la fois un drama et une comédie noire, nourrie à la pop culture et qui reprend les codes des super-héros. Jules (Eliza Bennett) est la “sorority girl” typique. Mais la nuit, elle enfile sa tenue de ninja, cagoule noire comprise, active l’appareil qui lui permet de modifier sa voix, s’arme d’un tazer et part en expédition punitive. Elle s’en prend aux violeurs et agresseurs sexuels qui sévissent sur le campus en toute impunité pendant que leurs victimes sont pétries de honte et se terrent dans le silence. Elle veut qu’enfin, la honte et la peur changent de camp. Car Jules a elle aussi été violée, par le petit ami de sa BFF.
C’était une soirée étudiante comme il y en a des centaines. Alors qu’elle ne se sent pas bien et monte s’allonger, le garçon la suit. Elle est à peine lucide et use du peu d’énergie qu’il lui reste pour répéter “non, non, non” à son agresseur, qui s’en moque. “Ce sera notre petit secret”, lui dit-il, conscient d’avoir fait quelque chose de mal (il a trompé sa copine) mais rien de criminel (il a violé Jules). À partir de cet instant, chaque fois que Jules tentera de raconter ce qui lui est arrivé, on remettra en question son consentement et son jugement : “Mais tu avais bu”, “tu envoyais des signaux contradictoires, il n’a pas compris”, “tu n’as pas l’air d’avoir beaucoup protesté, tu l’aimais bien, admets-le.”
Publicité
Après avoir pris des cours de close combat, Jules est désormais en mesure de se défendre… et pas qu’un peu ! Mais ce qu’elle préfère, c’est l’attaque. Lors de l’une de ses missions ninja, elle est surprise par Ophelia (Taylor Dearden), une hackeuse aussi drôle qu’insolente. Celle-ci va l’aider dans sa vendetta, et le duo va s’attaquer aux agresseurs qui s’en prennent aux filles sur le campus. Elles leurs mettent une bonne raclée et leur font une promesse : “Si tu recommences, ne serait-ce que pour regarder une fille sans son consentement, on reviendra pour terminer ce qu’on a commencé.”
Leur super-pouvoir, plus que leurs aptitudes au combat, c’est la résistance et la conviction absolue de la nécessité de leurs actions. Elles sont toutefois vulnérables et ne ressortent pas toujours indemnes de leurs missions (parfois parce qu’elles se blessent elles-mêmes d’ailleurs). C’est ce qui nous permet de nous identifier à elles. Jules et Ophelia, ça pourrait être nous. Elles sont la matérialisation de notre colère réprimée quand un type se permet de nous traiter comme de la barbaque. Cet éternel regret, a posteriori, où l’on se dit “j’aurais dû…”. Elles font taire cette petite voix culpabilisante avec un gros kick dans l’entrejambe.
Une série d’utilité publique
Sweet/Vicious a le mérite de traiter de la culture du viol comme jamais auparavant la télévision ne l’avait fait. Et quelle meilleure plateforme pour le faire que la chaîne MTV, qui s’adresse directement aux jeunes ? La notion même de culture implique qu’elle repose sur tout un système (le patriarcat), et s’auto-alimente de clichés, de perceptions erronées, de règles tacites et admises sans broncher.
Publicité
Le consentement, le roofing (le fait de mettre une drogue dans le verre d’une fille pour la violer), le difficile dépôt de plainte, le victim-blaming (culpabiliser les victimes), l’immunité de certains étudiants “prometteurs” et l’université qui préfère passer leurs crimes sous silence, le slut-shaming (en particulier celui émanant d’autres filles), la culture du secret dans les fraternités et sororités, la parole des victimes… Tous ces ingrédients toxiques s’accumulent pour donner vie à la culture du viol.
Et Sweet/Vicious parvient, en à peine dix épisodes, à traverser tout le spectre de ces discriminations sexistes. Il y a tant à dire sur la culture du viol, et la série ne nous épargne rien et ne prend aucun détour. Elle remue et bouscule sans conteste nos convictions les plus intimes. Le cheval de bataille de Sweet/Vicious, c’est sans doute sa showrunneuse Jennifer Kaytin Robinson qui en parle le mieux :
“Cette série est pour les survivantes, pour qu’elles et leurs ami-e-s, ou encore leurs parents, regardent et comprennent peut-être quelque chose qui leur avait échappé.”
Publicité
Sur les campus américains, le pourcentage d’étudiantes victimes de viol ou d’agression sexuelle s’élève à 23,1 %. Un fléau qui gangrène les universités, et qui persiste parce que l’on déporte le plus souvent la responsabilité sur les jeunes femmes – “ne sors pas trop tard”, “ne bois pas trop”, “ne t’habille pas trop court/moulant/vulgaire”, “ne flirte pas avec un garçon si tu n’es pas prête à aller jusqu’au bout”, etc. – mais aussi, le silence des autorités qui permettent à leurs étudiants accusés de viol de ne pas être inquiétés. C’est aussi cette impunité que dénonce Sweet/Vicious. En se faisant justice elles-mêmes, Jules et Ophelia viennent combler l’inaction de ceux censés les défendre.
Ce qui devait être une comédie noire sur deux justicières en mode girl power, dont le titre original était The Little Darlings (les petites chéries), s’est muté en une puissante déclaration féministe au réalisme douloureusement familier du nom de Sweet/Vicious. Avant chaque épisode, un “trigger warning” met en garde les téléspectateurs : “Cette série contient une scène d’agression sexuelle qui pourrait être difficile à regarder pour certains spectateurs.”
La série aurait pu soit basculer dans la misandrie absolue, soit virer donneuse de leçons. Les deux options auraient été contre-productives. Au lieu de ça, elle a choisi de s’approcher au plus près de la réalité des victimes de viol, en donnant à ses deux héroïnes la lourde tâche d’incarner, non pas des modèles, mais des êtres faillibles et meurtris, qui résistent et qui agissent. Pour autant, Sweet/Vicious n’émet pas de jugement sur celles qui ne portent pas plainte ou ne dénoncent pas leur agresseur. Au contraire, elle décrit les mécanismes de défense, de survie ou de résignation, car cette dernière est aussi le fruit d’une pression sociale nourrie par la culture du viol.
Mais dans leur frénésie punitive, les deux héroïnes réalisent aussi très vite qu’au lieu de se pencher sur la raison qui fait de ces hommes leurs cibles, la société, une fois de plus, détourne le regard. Les autorités et les médias sont bien plus intéressés par l’identité secrète des “vigilantes”, au grand dam de Harris, journaliste et meilleur ami d’Ophelia qui enquête sur les liens qui unissent ces étudiants.
Lors de l’un des nombreux flashbacks, on revit la nuit cauchemardesque de Jules, et surtout, l’après. En larmes et sous le choc, elle se réfugie dans sa chambre et, ne sachant à qui parler, va sur Internet en quête de réponses. Elle tape dans le moteur de recherche “how do you know if you’ve been…” (“comment savoir si on a été…”) puis “someone had sex with me when I didn’t want them to” (“quelqu’un a eu une relation sexuelle avec moi alors que je ne voulais pas”).
Elle ne parvient même pas à verbaliser ce qui lui est arrivé. Cette scène ne dure qu’une minute, mais elle est lourde de sens et dévastatrice. Elle reflète l’impuissance des victimes mais aussi l’absence totale d’éducation ou de prévention sur le sujet. Le comble, dans ce haut lieu de l’enseignement, où la connaissance est valorisée plus que n’importe où ailleurs. La série compte bien combler ce manque, notamment en dirigeant ses spectateurs et spectatrices vers un site d’information et d’entraide.
Autre symbole fort de la série, le “wall of shame”, dans les toilettes des filles, qui affiche les noms de tous les agresseurs. Les victimes, impuissantes face à une institution qui ne les protège pas et laisse sévir, ont trouvé le moyen de parler tout en restant muettes. Une façon de prévenir les autres sans se mettre elles-mêmes en danger ni s’exposer. Ce mur des prédateurs, qui devient aussi la liste des vengeances à venir de Jules et Ophelia, est aussi un pénible rappel à la réalité. En plus des noms, on y voit aussi des avertissements : “No means no”, “don’t drink the jungle juice”, “stay away from Kappa Alpha Omega” (“Non c’est non”, “ne buvez pas le jungle juice”, “restez loin de Kappa Alpha Omega”).
Sweet/Vicious est l’une des rares séries actuelles à ne pas utiliser le viol comme un élément dramatique pour booster l’intrigue. Il est au cœur de l’histoire, il a fait de Jules ce qu’elle est aujourd’hui, et son comportement et son engagement déteignent sur Ophelia. Bref, on explore toutes les conséquences et plus largement, on réfléchit sur la culture du viol et la société qui l’a trop longtemps banalisée. Le tabou du viol persiste et cette série entend bien le briser. Sweet/Vicious se positionne ainsi à la croisée du divertissement (et elle remplit parfaitement ce rôle) et de la prévention, en provocant la discussion sur un sujet encore trop passé sous silence.