Imaginez une rencontre entre la technologie d’effacement de la mémoire d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind, le malaise d’un épisode de Black Mirror, et The Office passée au vitriol. Les néons agressifs d’un open space et les murs en PVC d’un blanc immaculé… Vous voilà dans l’univers d’apparence peu chaleureuse de Severance, série d’Apple TV+ signée Dan Erickson. Et, croyez-le ou non, vous aurez envie d’y rester.
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La caméra de Ben Stiller (derrière six épisodes sur neuf) y suit les employés de Lumon dans une lobotomie des plus sommaires : une intervention novatrice nommée “severance” (“dissociation”) qui opère une stricte séparation entre les souvenirs personnels et professionnels. Grâce à une puce insérée dans leur cerveau, les salarié·e·es, tou·te·s consentant·e·s, oublient ainsi leur vie intime une fois passé l’ascenseur de l’entreprise.
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Délesté·e·s de leurs effets personnels, ils et elles deviennent chaque matin des “Inters”, entièrement dédiés à leurs tâches car sans distraction externe. À 17 heures, laissant le travail derrière eux, les Inters retrouvent leur vie pavillonnaire d’”Exters” dans l’ignorance totale, plutôt terrifiante, de ce qu’ils ont fait de leur journée.
Dans l’espoir d’apaiser, ne serait-ce que huit heures par jour, le décès douloureux de sa femme, Mark (Adam Scott) a fait le choix décrié de cette amnésie partielle. Employé modèle, il voit sa vie basculer par l’arrivée d’une recrue dissidente (Britt Lower) et la visite d’un ancien collègue à la mémoire retrouvée, bien décidé à lui faire affronter ce qu’il fuyait jusqu’alors.
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Obscurantisme et confusion
Dès l’introduction, Severance plante un décor aussi glacial que son sujet. Dans une ambiance rétro-futuriste qui brouille tout repère temporel, les salarié·e·s prennent place derrière leurs ordinateurs, disposé·e·s d’une manière qui ferait frémir le philosophe Michel Foucault : chacun·e tourné·e vers l’autre, pour se surveiller mutuellement.
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Prisonniers d’un environnement toxique, Mark et ses collègues (John Turturro, Zach Cherry, Christopher Walken) évoluent entre les dérives autoritaires de leur directrice (Patricia Arquette), les pressions psychologiques et les caméras rivées sur eux. Chaque claque managériale étant suivie d’une caresse, les héros sont bâillonnés à coups de cartes cadeaux, de séances de bien-être ou d’interludes musicaux. Sans surprise, le rêve secret du capitalisme prend rapidement des allures de cauchemars.
Au sein du mystérieux département “raffinement des macrodonnées”, les missions, aussi répétitives qu’obscures, sont un tacle cynique aux “bullshit jobs” contemporains. Ce pied de nez est poussé à son paroxysme quand, interrogés sur leur job, les personnages masculins sont incapables de le définir, tout en poursuivant, inexorablement, le culte du fondateur de l’entreprise. À coups de grands-angles sur les locaux minimalistes et contre-plongées sur les figures d’autorité, la mise en scène minutieuse ramène finalement les personnages à leur condition : celle de pions d’un système qui les dépasse. Et dans lequel ils ont choisi de s’oublier.
“Oublier n’est pas la même chose que guérir”
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Si l’ordre semble établi, gare à ne pas s’y laisser prendre : la révolte gronde en sourdine. Désorientés par le labyrinthe des couloirs infinis et l’enchaînement d’événements inexpliqués, les personnages (aussi confus que nous) finissent par vouloir des réponses. Lorsque les Exters se mettent à questionner la substance de leur travail et les Inters celle de leur personnalité, les mondes personnel et professionnel, autrefois soigneusement cloisonnés, n’ont alors plus d’autre choix que d’entrer en collision.
Après une mise en abyme étourdissante – qui pourrait perdre les moins téméraires –, Severance s’embarque dans une quête de vérité tout en tension, brillamment orchestrée par la bande originale de Theodore Shapiro (La Vie rêvée de Walter Mitty). Au fil des épisodes, de plus en plus courts à mesure que le rythme s’intensifie, Ben Stiller et Aoife McArdle livrent une réalisation soignée, où rien n’est laissé au hasard, de la symétrie légèrement imparfaite pour susciter l’inconfort à la référence à Matrix en arrière-plan du premier épisode.
D’abord un thriller haletant qui nous force à avaler la pilule rouge, Severance bouscule notre conscience éthique jusqu’au climax final, annonciateur d’une suite prometteuse (et déjà confirmée). Surprenante d’humanité, l’œuvre de Dan Erickson ouvre enfin une réflexion intimiste sur le deuil et confirme qu’on ne peut jamais se “dissocier” entièrement de sa peine.
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La première saison de Severance est disponible depuis le 18 février 2022 sur Apple TV+.