L’espace d’une seconde, oubliez Netflix, Amazon Prime Video et consorts. En novembre dernier, une plateforme rivale s’est lancée à l’international, j’ai nommé Apple TV+, et avec elle l’une des séries les plus originales et délicieusement sordides de l’année. Il s’agit de Servant, créée par Tony Basgallop et coproduite par M. Night Shyamalan – à qui l’on doit, entre autres, la saga Incassable ainsi que les longs-métrages flippants Le Village ou encore The Visit. Et si vous êtes friand·e·s de sa filmographie, il y a de grandes chances que sa nouvelle série soit votre came.
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Conçue un peu comme un huis clos, Servant limite son action à un seul et même lieu. En l’occurrence, une immense maison citadine, en grès rouge comme on en croise facilement dans les métropoles du nord-est des États-Unis. C’est dans cette bâtisse que vivent Dorothy et Sean, un couple récemment frappé par la tragédie. Les deux ont en effet perdu leur nouveau-né. Une perte que n’a pas encaissée Dorothy. Afin de l’aider à gérer son deuil en ses termes, son mari lui offre une “reborn doll”, soit un poupon en silicone qui ressemble peu ou prou à un réel nourrisson.
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Ainsi, la jeune femme croit que son enfant est toujours en vie. Dans cette perspective-là, le couple embauche un·e jeune au pair pour s’occuper du poupon pendant que Dorothy retourne au travail. Quand Sean explique la mascarade à Leanne, la nounou fraîchement arrivée, celle-ci reste impassible. Puis, à son grand étonnement, Sean entend, une nuit, des bruits à travers le babyphone. Dans la chambre, alors qu’il se penche au-dessus du berceau, le poupon n’est plus là. À sa place, un véritable bébé.
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Événement prodigieux ou kidnapping d’enfant ? C’est bien là l’ambivalence dont Servant fait sa marque de fabrique. “Avec cette histoire, c’était important de pouvoir voir les choses de différentes façons, nous explique Tony Basgallop, son showrunner. À l’issue du premier épisode, on peut dire qu’un miracle a eu lieu ou qu’un crime a été commis. On peut regarder la série selon une de ces perspectives et ça a quand même du sens. C’est lié à qui nous sommes en tant qu’êtres vivants et à notre perception”.
Tout au long des dix épisodes qui composent cette saison inaugurale, on ne sait jamais trop sur quel pied danser, ni dans quel registre nous situer. Servant s’impose comme un thriller psychologique, c’est une évidence, mais flirte aussi allègrement avec le surnaturel sans qu’on puisse affirmer pour autant que des événements surnaturels adviennent. Pour créer cette atmosphère angoissante, la série mise sur des figurines de bois façon Projet Blair Witch, sur des imageries chrétiennes (“Je suis allé à l’école catholique pendant dix ans donc c’est juste moi qui essaie d’encaisser ça”, blague M. Night Shymalan)… et sur un faux bébé de plastique terriblement réaliste.
“Je pense qu’un humanoïde en silicone est flippant à la base et c’est très lourd en plus de ça”, rigole Lauren Ambrose, à savoir Dorothy, la mère endeuillée, dans la série. “À première vue, on dirait limite un vrai bébé, précise Nell Tiger Free, laquelle incarne la jeune au pair à l’écran. On s’est surpris à jouer avec, on l’appelait Scary Jerry, sa tête s’arrachait, on le cachait pour faire peur aux gens… puis tu t’arrêtes une seconde et tu réalises que tu ressens une certaine tristesse en tenant cette poupée parce qu’elle représente la mort d’un enfant”. Utilisées par certains artistes, les “reborn dolls” existent bel et bien. Et oui, certains parents y ont recours pour faciliter leur deuil, aussi étrange que ça puisse paraître pour des personnes lambda.
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Dans le fond, Servant est avant tout un drame, celui d’une famille fissurée par la perte d’un être cher. L’évolution de ses personnages, lente et travaillée, captive. Mais c’est aussi sur la forme que la série d’Apple TV+ se démarque. Par son format, d’une part, avec des épisodes avoisinant la demi-heure pour un genre, le thriller psychologique, qui en exige d’habitude plus que ça. Ensuite, son décor : comme évoqué plus haut, l’action de Servant se cantonne à un seul endroit. Pour M. Night Shyamalan, son producteur, le choix de faire de la série un huis clos est une occasion en or :
“Je parle de la série comme d’un combat crucial contre l’excès, contre le toujours plus. C’est une petite série, avec seulement quatre personnes dans une maison. Tout y est minime. Quel est l’avantage de ça ? Pourquoi ça peut faire de Servant la plus grosse série d’Apple TV+ ? Parce que vous accordez de l’attention à tout. Tout compte. Autrement, le plus d’informations je vous donne, le moins vous êtes attentifs. Vous devenez de plus en plus passifs. La complexité disparaît. Je ne veux pas que vous soyez passifs, je veux que vous finissiez l’histoire avec moi.”
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Dans ce souci du détail, la réalisation de Servant est méticuleuse. Plans-séquences, jeux de plongée, close-up serrés… la photographie varie et éblouit, ce qui est rendu possible par un décor malléable au possible. “Le plateau est incroyable, nous raconte Lauren Ambrose. Night [Shyamalan, ndlr] et sa boîte ont construit une baraque historique merveilleuse. La cuisine fonctionne, tout comme le moindre évier ou les moindres toilettes. Chaque mur est démontable et peut être déplacé. C’est devenu le cinquième personnage du casting, j’ai l’impression”.
Post-visionnage, plusieurs scènes de Servant risquent de vous hanter. Pas des scènes d’épouvante, non, mais plutôt des passages où l’on voit les personnages en train de… cuisiner. Dès le premier chapitre, on aperçoit Sean, interprété par Toby Kebbell (Black Mirror), en train d’écorcher un lapin. C’est très visuel, très détaillé… et surtout peu ragoûtant, en vérité.
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“Toby [Kebbell, ndlr] était tellement à fond, il a bossé à Vetri, un superbe restaurant de Philadelphie, se rappelle Lauren Ambrose. Il allait là-bas pendant ses jours off à essayer de trouver avec notre consultant culinaire comment créer les recettes que Tony [Basgallop, le showrunner] a écrites dans le scénario. Quand on le voit en arrière-plan en train de cuisiner, il est vraiment en train de préparer un plat”. Aussi répugnants et fascinants que puissent être ces interludes alimentaires, ils sont là pour épouser le récit, comme le confirme Nell Tiger Free : “Toute cette cuisine sert de parallèle aux émotions des personnages.”
“Quand j’écrivais Sean comme personnage, je voulais qu’il soit chef parce que je me suis entraîné en tant que chef quand j’étais très jeune, avoue le showrunner de Servant. En tant que scénariste, on peut créer un sentiment de terreur en montrant un personnage qui découpe des os sur une planche ou qui enlève sa peau à une anguille. Tu peux utiliser ça comme moyen visuel pour raconter ton histoire, pour installer une ambiance sans qu’un personnage ne parle de façon explicite”.
Jamais gratuites donc, ces scènes de cuisine peuvent être éprouvantes, d’autant plus si le spectateur est adepte du végétarisme. C’est d’ailleurs le cas de la comédienne Nell Tiger Free. Cette dernière avoue que toute la nourriture d’origine animale qu’on la voit ingurgiter est en réalité remplacée par des substituts végétariens. “Quand je mange des huîtres dans l’épisode 2, c’est en fait des énormes haricots”, confie-t-elle pendant que nous, simples manants, n’y voyons que du feu.
Cela dit, il y a bien une scène que l’actrice a eu du mal à tourner. “J’ai vomi un jour sur le tournage parce que ça devenait trop répugnant”, avoue la principale intéressée, faisant référence à un passage où le personnage de Sean est en train de cuisiner une anguille qui, une fois morte, continue encore de remuer sur le plan de travail, système nerveux oblige. En revanche, en coulisses, pas de violence animale. “L’anguille est morte donc ils ont fait passer un fil à l’intérieur qui était relié à une source de courant, nous explique Nell Tiger Free. Quand ils l’allumaient, l’anguille s’agitait dans tous les sens. Ses liquides corporels giclaient partout et ça sentait le poisson”. Bien que dégoûtée par cette expérience, elle fait les louanges de la série qui ne fait appel à “quasi aucun effet spécial” en post-production.
Vous l’aurez compris, Servant est une œuvre singulière comme on en croise rarement. Ce qui la distingue en prime du flot sériel actuel est son mode de diffusion : un épisode inédit est proposé à fréquence hebdomadaire sur Apple TV+. Pas très friand du binge-watching popularisé par Netflix, M. Night Shyamalan favorise cette diffusion saccadée et espacée. “Je pense que Game of Thrones est la dernière fois qu’on pensait tous ensemble à la même chose, détaille le réalisateur. On devait attendre semaine après semaine. C’était une partie intégrante de nos vies. Je ne pense pas que ça aurait eu le même impact si c’était diffusé comme une série de streaming basique”. À méditer.
La première saison de Servant est diffusée sur Apple TV+, à raison d’un épisode par semaine chaque vendredi.