Desperate Housewives a rendu ses lettres de noblesse au soap américain. Retour sur les voisines de Wisteria Lane qui ont changé le rôle des femmes sur le petit écran.
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Quand Marc Cherry regarde un documentaire sur le procès d’Andrea Yates, une femme qui a noyé ses cinq enfants en 2001, il est profondément choqué. Il ne comprend pas comment une femme au foyer, et donc une mère aimante, peut justifier un tel acte. Déboussolé, il se met à chercher des réponses et du réconfort auprès de sa propre mère. Elle lui répond avoir déjà eu des idées similaires en tête, quand Marc Cherry et sa sœur lui menaient la vie dure au cours de leur enfance. Le natif de Californie prend alors conscience que toutes les femmes sont capables du meilleur comme du pire.
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Pendant sa jeunesse, Marc Cherry ne se rend pas compte que sa mère est malheureuse. Elle élève seule ses enfants alors que son mari a repris ses études à l’université d’Oklahoma. Elle entre peu à peu en dépression et Marc Cherry interprète ces différents événements comme une représentation de la femme au foyer. Cette généralisation lui inspirera quelques années plus tard le script de Desperate Housewives, et sa mère le personnage de Bree Van de Kamp.
En tant que scénariste et/ou producteur, Marc Cherry s’est toujours intéressé aux personnages féminins et à la vie quotidienne des ménages. Dans les années 1990, il écrit et produit Les Craquantes, une sitcom qui narrait les aventures de quatre seniors espiègles. Après plusieurs comédies du genre, il remarque le succès fulgurant de Sex and the City au début des années 2000. Alors dans une période précaire, il rédige un script où les personnages seront des héroïnes désespérées, dans le but de montrer l’envers du décor des ménagères américaines de quarante ans.
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Wisteria Lane, la banlieue du rire et du mystère
Marc Cherry décide de tenter sa chance dans le soap opera. C’est un risque en 2004, avec l’avènement des teen dramas (Les Frères Scott, Newport Beach), le règne des drames criminels (The Wire, The Shield) et bien entendu l’arrivée de la figure très masculine de l’antihéros (Les Soprano). Pour ajouter du piment au quotidien de ses Desperate Housewives, Marc Cherry y saupoudre une pincée de mystères et de meurtres pour bouleverser son microcosme et attirer le public en masse. C’est plus ou moins l’ère du Shondaland avant l’heure sur ABC. Il choisit ensuite de se concentrer sur quatre personnages principaux, quatre femmes qui représenteront des stéréotypes de femmes au foyer, ancrés depuis des siècles dans la conscience collective américaine.
Chacune représente une facette spécifique de cet archétype. Lynette (Felicity Huffman) est une épouse autoritaire, submergée de boulot à cause d’une famille nombreuse et d’un mari immature. Bree (Marcia Cross) est la femme au foyer modèle, excellente cuisinière et mysophobe au possible. Susan (Teri Hatcher) est l’éternelle insatisfaite, une ménagère qui n’aura jamais vraiment droit au bonheur comme le confirmera la fin de la série. Enfin, Gabrielle est une latina au sale caractère, qui a une affection particulière pour le luxe et la consommation.
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En huit saisons et 180 épisodes, Marc Cherry prendra un malin plaisir à torturer ses héroïnes, dressant à travers leur quotidien un portait (plus ou moins) réaliste de la société américaine et de ses mœurs, allant des problèmes économiques à la représentation des clichés sociaux des banlieues cossues.
Autour de ces héroïnes, les scénaristes de Desperate Housewives créent de nombreux personnages secondaires qui naviguent d’une saison à l’autre dans Wisteria Lane. On pense notamment à la mean girl Edie, remplacée par Katherine après sa mort puis par Renee dans les deux dernières saisons. S’ajoutent également les hommes pour des histoires d’amour torrides, éphémères et souvent tragiques qui laisseront d’ailleurs de plus en plus de place à la diversité : le couple gay formé par Lee et Bob arrivé en saison 4, puis celui de Katherine et Robin en saison 6.
Dès sa deuxième saison, Desperate Housewives trouve son rythme de croisière en répétant le schéma narratif de la première saison. Mary Alice, victime originelle de la série, sert de narratrice, ouvrant et fermant chaque épisode avec un court monologue plein de bons sentiments, souvent empreint d’une certaine forme de moralité. Chaque nouvelle saison introduit de nouveaux voisins qui traînent une sale histoire derrière eux. Ça finit souvent dans les larmes, même si la série évite de nous laisser sur un insoutenable cliffhanger à chaque fin de saison.
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Malgré cette boucle narrative, Marc Cherry réinvente ses héroïnes en inversant leurs rôles : Bree finit par devenir riche et par commettre l’adultère en saison 5, tandis que Gabrielle devient pauvre et mère au foyer en saison 4. De plus, il nous a offert des épisodes mémorables (voire totalement absurdes) dont la fusillade dans le centre commercial (saison 3, épisode 7), le passage d’une tornade (saison 4, épisode 9) ou encore le crash d’un avion (saison 6, épisode 10).
L’histoire derrière Desperate Housewives est parcourue d’anecdotes croustillantes. De nombreux téléspectateurs auront déjà remarqué à l’époque la grossesse de Marcia Cross au cours de la saison 3. Pour continuer de tourner, les réalisateurs devaient constamment la filmer en plan taille pour éviter de faire apparaître son ventre de femme enceinte. C’est d’autant plus drôle et méta quand on sait que dans la saison 4, Bree fait croire à une fausse grossesse pour protéger la réputation de sa famille. De son côté, Teri Hatcher, et son physique gracile, s’est cassée deux côtes au cours d’une scène où elle tombe dans un gâteau de mariage. Pourtant, elle a continué à jouer comme si de rien n’était !
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Trève d’anecdotes, Desperate Housewives est un peu plus qu’un plaisir coupable et qu’un drama fait de mystères et de gossips en tout genre. La série parle avant tout de la place des femmes dans la société, mais aussi dans le cadre plus intime du ménage, de leur relation avec leur mari et leurs enfants. Le show a également aidé ABC à redresser la barre : le network étant alors en perte de vitesse face à ses concurrents NBC, CBS et Fox.
Des femmes qui ont changé la face de la télévision
En 2002, ABC met fin à son jeu télévisé le plus regardé par son audience. Une émission qu’en France nous connaissons mieux sous le nom de Qui veut gagner des millions ?, importée sur TF1 et présentée par Jean-Pierre Foucault. Pour le network, c’est une catastrophe. La chaîne n’attire plus les foules et ses programmes forts perdent de l’audience. Ses procedurals (The Practice, NYPD Blue) fonctionnent moins bien, tandis que ses émissions de télé-réalité comme The Bachelor font pâle figure face au Survivor de CBS. En conséquence, ABC décide de prendre des risques et de faire confiance à de jeunes scénaristes montants comme Marc Cherry.
Le 22 septembre 2004, ABC diffuse un premier pilote (qui a coûté 14 millions de dollars à produire, tout de même) d’une série à mystères désormais culte : Lost. Le succès est immédiat. Deux ans plus tard, ABC fait encore mieux avec le pilote de Desperate Housewives : 21,3 millions de téléspectateurs américains sont devant leur petit écran pour assister aux premiers commérages des voisines de Wisteria Lane. Le season finale de la saison 1 rassemblera plus de 30 millions de fidèles. Des chiffres inatteignables aujourd’hui sur les networks, même pour des sitcoms comme The Big Bang Theory, qui rassemblent en moyenne 20 millions de téléspectateurs. Bref, un succès, que dis-je, un mastodonte de la télévision est né.
Si les spectateurs sont ravis, la critique l’est également, comparant la série à un subtil mélange entre l’humour de Sex and the City et le mystère de Twin Peaks. Derrière les portes de leurs maisons, les femmes de Desperate Housewives révèlent une vérité silencieuse mais foncièrement réaliste : tout n’est pas rose dans la vie. Ces banlieusardes chics, déjantées et attachantes connaissent tour à tour de tragiques événements du quotidien : l’adultère, la corruption, la manipulation, l’addiction aux médicaments ou à l’alcool, les ruptures conjugales, la séduction, le commérage, la prostitution et même le meurtre.
Ces femmes ne sont pas parfaites : elles abandonnent parfois leur enfant comme c’est le cas de Bree avec Andrew, ou trompent leur mari comme Gabrielle avec John au début de la série. Son interprète, Eva Longoria, parlait d’ailleurs de la série en ces termes dans une interview donnée au Huffington Post en février 2016 :
“Nous étions cinq personnages principaux sur une série diffusée en prime time. Un paysage qui prouvait que les femmes pouvaient être drôles, complexes, vulnérables tout en étant fortes. On a débuté avec 21,3 millions de téléspectateurs — du jamais vu à l’époque — et on gardait soir après soir une audience considérable.
J’ai l’impression d’avoir gagné à la loterie avec Desperate Housewives. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne suis pas retournée immédiatement à la télévision après coup. Je voulais que ce retour soit pour quelque chose que j’aime autant que Desperate Housewives, qui était géniale.”
En soit, et ce quelques années avant les succès de Don Draper dans Mad Men et d’Heisenberg dans Breaking Bad, les femmes de Desperate Housewives étaient les premières antihéroïnes, libertines, vicieuses, révoltées. Un twist rafraîchissant qui changeait des codes trop souvent utilisés de l’androcentrisme, ou male-centric dans la langue de Shakespeare, bien trop présent depuis l’arrivée de Tony Soprano sur HBO et toujours d’actualité dans le monde du petit écran. Cette volonté de franchir les limites et de goûter à la tentation est d’ailleurs symbolisée à l’image par la pomme que croquent les quatre femmes à la fin du générique. Grâce à des séries comme Desperate Housewives, on assiste désormais à des angles d’attaque révolutionnaires comme le “female gaze”.
Contrairement à d’anciennes séries comme Xena, la guerrière dans les années 1990 ou plus récemment le personnage de Dolores dans Westworld, où les personnages féminins sont sur le devant de la scène, Desperate Housewives ancre ce schéma d’antihéroïne dans une intrigue réaliste. De manière subversive, la série tend à prouver que même en jouant des rôles catégorisés (la mère au foyer, l’épouse aimante qui s’attelle aux corvées ménagères), les femmes peuvent aller au-delà de ces stéréotypes et s’assumer comme le vrai patron de la famille.
C’est un comportement qui énerve profondément les hommes, comme on le voit avec Rex dans la première saison, qui ne supporte pas le côté control freak de Bree même quand ils sont sur le point de faire l’amour (oui, je parle de la fameuse scène du burritos qui coule). On le retrouve aussi avec le côté macho de Mike en saison 6, qui refuse catégoriquement l’argent de Susan pour régler ses dettes et veut subvenir aux besoins de sa famille par lui-même.
A contrario des femmes, et pour appuyer le point de vue féministe de Marc Cherry, les hommes sortent avec plus de difficultés de leur catégorisation. Quand ils l’outrepassent en revanche, cela crée des situations très drôles (Rex qui aime dominer, Orson qui se révèle être kleptomane) et tout le monde s’en retrouve déstabilisé.
En ce point, le cas de Tom est le plus intéressant. Le ménage qu’il forme avec Lynette inverse complètement les stéréotypes : Lynette est suffisamment autoritaire pour imposer sa domination et faire tourner la maison. Si la convention veut que chaque homme ait derrière lui une femme pour porter son fardeau et le réconforter, les maris de Desperate Housewives prennent souvent ce rôle, comme le confie Tom à Roy dans la saison 6 lorsque Lynette est de nouveau enceinte.
La scène culte
Avec 180 épisodes au compteur, il est difficile de ne choisir qu’une seule scène. Comme nous le disions précédemment, les séquences quasi absurdes de la tornade ou du crash de l’avion restent fortement ancrées dans nos esprits. Mais Desperate Housewives a le don de nous offrir des scènes poignantes qui surpassent ces dernières de loin. On aurait pu opter pour la mort de Mike qui survient en saison 8, et cette séquence ultra-touchante où Susan traverse Wisteria Lane au milieu d’apparitions spectrales des habitants morts de la banlieue. Ou encore lorsque Bree décide d’abandonner Andrew à la fin de la saison 2. Ou même lorsque Gabrielle perd Lily dans l’épisode précédent.
Si nous devions vraiment n’en retenir qu’une seule, ce serait une scène de l’épisode 8 de la première saison. Cette séquence avec Lynette exprime entièrement l’idée de départ de Marc Cherry : les femmes au foyer peuvent aussi péter un câble. Dans ce genre de scène, Desperate Housewives prouve tout son talent de série dramatique, notamment grâce à la prestation impériale et frissonnante de Felicity Huffman. D’une certaine manière, son personnage incarne d’ailleurs le ménage le plus réaliste de la série, puisqu’on grandit en même temps qu’elle au cours des saisons, suivant la croissance de ses enfants et l’évolution de son couple avec Tom.
Dans l’épisode “Guilty”, Lynette est sous l’eau. Elle s’aide quotidiennement en prenant des cachets contre l’hyperactivité, qui produisent sur elle l’effet inverse. Mais ses enfants, diaboliques et désobéissants, lui infligent une fois de trop une séance de cacophonie. Hors d’elle, elle subit un véritable choc émotionnel et s’imagine en train de dévaster son salon, de hurler, de tomber en sanglots puis de se tirer une balle en pleine tête pour mettre un terme à son malheur. Même si tout ça n’est qu’un rêve, ses amies la retrouvent ensuite en total burn-out, esseulée.
Dans sa confidence, Lynette exprime alors toute la dureté et l’épreuve que représente le fait d’être maman. Au-delà de ce devoir qui leur est attribué d’office par la société, incarner la femme au foyer modèle est paradoxalement une obligation qui appelle à la solitude. La scène déchirante qui suit exprime également la pression sociale que les autres mères peuvent subir dans notre société. “Mais c’est justement ça qui est humiliant, confie Lynette à Bree. Les autres mamans, on ne les aide pas. Les autres mamans n’ont pas l’air d’avoir de difficultés et je suis toujours en train de me plaindre.” Être maman, ce n’est pas toujours le plus beau métier du monde, ni ce dont rêvent toutes les femmes. Une fois de plus, Marc Cherry fait voler en éclats les stéréotypes.
Les héritières
Évidemment, la série qui a le plus de Desperate Housewives en elle est Devious Maids. Premièrement parce qu’elle a également été créée par Marc Cherry, ensuite parce qu’elle reprend les codes du soap mais avec un twist. Devious Maids se concentre sur un groupe de femmes de ménage latinas. Au programme, on retrouve toujours autant de situations cocasses, d’humour noir et de meurtres mystérieux. Cette fois, Marc Cherry s’attaque à des stéréotypes de race, n’hésitant pas à parodier une forme de suprématie blanche avec ses personnages, puisque ce sont les Blancs qui engagent des domestiques d’origine mexicaine.
On retrouvera plus tard les marottes de Marc Cherry dans Mistresses, Girlfriends’ Guide to Divorce ou encore GCB. L’homme ne se gênera pas d’ailleurs pour adapter Desperate Housewives dans une version ibérique, intitulée Amas de casa desesperadas soit la traduction mot à mot du nom de la série. Même certains teen dramas plus récents ont emprunté les codes du soap de Marc Cherry. Eux aussi dénonçaient les stéréotypes d’une certaine communauté avec un twist, comme les citadins de Gossip Girl ou les dramas criminels façon Pretty Little Liars.
Achevée en 2012, Desperate Housewives reste une série récente qui inspire les scénaristes d’aujourd’hui. Grâce à des performances exemplaires, des intrigues moins barbantes que la plupart des soaps et une volonté de révolutionner la place des femmes dans le monde des séries, elle reste l’une des pierres angulaires du petit écran d’aujourd’hui. Par-dessus tout, Desperate Housewives a prouvé que des femmes quadra, vivant dans une coquette et animée banlieue, pouvaient être des individus hautement dignes d’intérêt.