Provocateur, esprit brillant mais inconsistant, bourré d’insécurités, Ryan Murphy est, à 51 ans, à l’apogée de sa carrière. Portrait.
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Avec trois séries en cours de diffusion (American Horror Story, Scream Queens et Feud) et une quatrième sur le feu, Pose, Ryan Murphy a bâti son empire télévisuel, à l’instar de Shonda Rhimes ou Greg Berlanti. Ce boulimique de travail est un insatiable conteur d’histoires. Obtus et incapable de faire le moindre sacrifice sur son œuvre, connu pour se braquer à la moindre critique négative, ce qui lui a valu, pendant de longues années, de se traîner une réputation de showrunner ultrasusceptible à Hollywood.
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De Popular à Feud, Ryan Murphy semble toujours terrifié à l’idée qu’on ne le comprenne pas, qu’on interprète mal ses outrances et ses éclats, qu’on ne perçoive pas ses peines glissées en filigrane dans ses histoires “bigger than life”. Depuis qu’il est père de famille, il a mis de l’eau dans son vin, et se montre un peu moins borné qu’avant. Il s’en amuse dans une interview au Hollywood Reporter :
“Vous ne pouvez pas jouer aux enfants terribles quand vous avez un enfant à la maison.“
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C’est aussi le constat qu’ont pu faire ses plus proches collaborateurs, à l’instar de Dana Walden, présidente de FOX TV Group, toujours pour le Hollywood Reporter : “Je crois qu’en devenant parent, il s’est mis à accepter l’existence d’une marge d’erreur humaine, et se remet bien plus vite [des mauvaises critiques, ndlr].“
Le freak, c’est lui
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Mais Ryan Murphy reste un homme fasciné par la laideur et les parias, dont l’œuvre est une ode à la culture queer et à ses codes. Ses muses, Jessica Lange, Lady Gaga ou Sarah Paulson, il en fait des femmes aussi belles que torturées. Dans une sorte d’exploration du travestissement, à travers des personnages dont la beauté ou les stigmates sont exagérés, il transforme ses divas en monstre ou en bête de foire.
Mais toujours, dans ses séries, c’est cette peur du rejet qui transparaît le plus. Des angoisses qui le suivent depuis son enfance, passée dans une banlieue de l’Indiana, où son père le réveillait régulièrement en pleine nuit : “Il me faisait asseoir à la table de la cuisine pendant qu’il fumait sa cigarette. Il me disait la même chose, encore et encore : ‘Je ne me vois pas en toi, et je veux que tu me dises pourquoi.’”
Il n’avait que 15 ans lorsque sa mère a découvert les lettres qu’il avait écrites à son petit ami de 22 ans. Ryan Murphy se souvient de la conversation comme si c’était hier : “Elle m’a dit ‘Je sais pour Drew. Je lui ai dit que s’il essayait de te revoir, il serait arrêté pour détournement de mineur. On vient de vendre ta voiture, tu es puni pour le restant de l’été et tu commence une psychothérapie demain’”, a-t-il confié au Hollywood Reporter.
Outé malgré lui, il a avancé dans l’adolescence avec des parents qui pensaient que quelque chose en lui avait besoin d’être réparé. Les années lycée ne furent pas plus tendre. Le bullying n’est hélas pas une invention du XXIe siècle et les insultes volaient dans les couloirs. Le paria, c’était lui.
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“Je n’avais qu’un but : survivre au lycée et, entre temps, je me disais : ‘Pourquoi je ne pourrais pas être populaire ? Pourquoi je ne pourrais pas aller au bal de promo ? Ou être président de tel ou tel club ?’ C’était très important pour moi.”
Camp as F**ck !
Ce désir d’être accepté plus que tout, c’est ce qui lui inspirera bien plus tard sa première série : Popular. La thématique de la différence, de l’envie de s’intégrer, et mieux encore, d’appartenir à la clique des gens cool, imprégnera ses séries tout au long de sa carrière.
De cette souffrance, il en tirera des traumatismes et des névroses, bien sûr, mais aussi une force, commune à beaucoup d’icônes queer : le “camp”. Une forme d’humour, qui n’a pas d’équivalent chez nous, et se distingue par un sens de l’impertinence, du kitsch, de l’outrance, à contre-courant du bon goût et dont l’une des figures de proue est le réalisateur John Waters. Cet excès, il va en badigeonner ses créations à coups de truelle. Les émotions que vivent ses personnages sont toujours freak-size, théâtrales et over the top.
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Après des années lycée éprouvantes à bien des égards, et un parcours universitaire classique, il sort de l’université avec un diplôme de journalisme en poche. Parmi ces premiers jobs, et après avoir déménagé sur la côte ouest, il écrit des articles orientés pop culture et lifestyle, notamment pour les prestigieux médias Entertainment Weekly et Los Angeles Times. C’est aussi à ce moment qu’il commence à écrire des scripts.
En 1999, alors âgé de 34 ans, il crée Popular, une satire aussi pétillante qu’acerbe de la vie au lycée. À une époque où les teen dramas brillaient par leur réalisme émotionnel, avec Freaks and Geeks ou Angela, 15 ans, Popular faisait tâche… mais d’une manière assez jubilatoire. Et Ryan Murphy va se heurter à la réticence de la chaîne WB (ancêtre de la CW). Ses excès passent mal et l’auteur se prend cette incompréhension en pleine poire. Popular est annulée après deux saisons.
“Je pousse les limites, ça a tendance à foutre beaucoup de gens en rogne.”
Ce gamin qu’on traitait de “pédale”
Le forcing continue en 2003, avec Nip/Tuck. Sur FX, il a une plus grande liberté de ton et en profite pour ouvrir les vannes : “C’était la première fois de ma carrière où je me suis dit ‘Rien à foutre, je vais écrire ce que j’ai envie de voir à l’écran.” Dans cette série qui a pour héros deux chirurgiens esthétiques aux caractères très distincts (un mari qui s’ennuie et un don juan pervers narcissique), Ryan Murphy brouille les pistes entre consultation dans le but de s’embellir et psychothérapie. Il va révéler la laideur de cette obsession de la beauté et trouver de la grâce chez ses monstres les plus torturés.
L’expérience lui vaudra un Golden Globes et l’attention de ses pairs. Mais si la première saison fait l’effet d’un électrochoc, Nip/Tuck va rapidement devenir une mauvaise caricature d’elle-même. Ryan Murphy serait-il incapable de tenir ses séries sur la longueur ? Les critiques ne sont pas tendres et font remonter à la surface de douloureux souvenirs : “Je le prenais tellement personnellement, du genre ‘Pourquoi personne n’aime ça ?’ J’étais de nouveau ce gamin au lycée qui se faisait traiter de ‘pédale’”, se remémore-t-il pour le Hollywood Reporter.
En 2008, il tente un coup de poker et propose, toujours à FX, le pilote de Pretty/Handsome, avec Joseph Fiennes dans le rôle d’un gynécologue sur le point de changer de sexe. Mais trop avant-gardiste, trop “edgy” pour atterrir sur une chaîne du câble basique dont les recettes dépendent des annonceurs, John Landgraf a choisi de ne pas donner suite. Il a alors passé l’un des coups de fil les plus durs de sa carrière. Une décennie plus tard naissait Transparent, sur le thème de la transidentité.
Glee, qu’il crée en 2009 avec le concours de Brad Falchuck et Ian Brennan, fera l’effet d’un baume apaisant. Ce sera aussi la première fois qu’il rencontrera un tel succès, a fortiori sur une chaîne grand public comme la FOX. Retour au lycée et ses parias, où les moindres changements d’humeur se vivaient en chansons. La comédie musicale pop et irrévérencieuse, sous ses airs d’hymne à la tolérance, va devenir un phénomène culturel et un objet marketing : CD, concerts à travers le monde, goodies en tous genres, et même un concours de talent, le Glee Project, dont Ryan Murphy sera l’un des juges.
Dès sa saison 2, la série atteint son apogée avec 13,5 millions de téléspectateurs. Mais le succès et la sérénité qu’il pouvait apporter au showrunner seront de courte durée. En coulisses, des petits et grands dramas se jouent, des relations parfois compliquées entre lui et ses acteurs au décès de Cory Monteith, qui jouait Finn. Ryan Murphy confessera plus tard que la saison 4 (sur 6 au total) a été le point de non-retour ; il estime qu’au-delà de ce cap, il n’avait plus rien à raconter. Glee, qui fut un étendard de la lutte pour les droits des LGBTQ et contre le bullying, n’était plus que l’ombre d’elle-même sur la fin.
Et Ryan Murphy réinventa l’anthologie
Ryan Murphy avait besoin de passer à autre chose. Et une fois de plus, il trouve refuge sur FX (parente de la FOX, et appartenant au groupe 21st Century FOX), comme il le confie au New Yorker :
“Si j’écris un seul gentil speech de plus pour ces gamins de Glee, sur l’amour, la tolérance et le ‘vivre ensemble’, je vais me foutre en l’air.”
C’est ainsi qu’il a eu l’idée de créer son prochain hit, la provocatrice et dérangeante American Horror Story, lancée en 2011. Une série dans laquelle il déverse toutes ses perversions dans une avalanche informe d’hommages au genre horrifique. Les pires cauchemars s’y matérialisent et l’expérience de visionnage devient d’autant plus troublante qu’ils portent en eux une grande part de fantasme.
Ryan Murphy a fait de nous des voyeurs pervers, et avec American Horror Story, on est enfin prêt à l’assumer pleinement. Il a aussi trouvé une parade à l’inévitable essoufflement de ses séries : l’anthologie. Chaque saison, il remet les compteurs à zéro et crée de nouvelles histoires pour ses acteurs et actrices fétiches. Des rôles qu’il prend beaucoup de plaisir à façonner pour eux et à leur présenter, à chaque fois, en personne. Ryan Murphy est un conteur, mais il aime par-dessus tout voir dans les yeux de ses muses qu’il leur a fait le plus beau des cadeaux. Et elles le lui rendent bien.
Lady Gaga voit en lui son “âme sœur créative” et Sarah Paulson ne rate jamais une occasion d’exprimer sa reconnaissance envers le showrunner : “Quand vous rêvez de devenir actrice, vous ne vous imaginez pas une seconde que vous aurez à jouer une femme à deux têtes. Mais c’est la raison pour laquelle j’aime Ryan : il pense à des rôles dont je n’oserais jamais rêver”. Pour lui, Sarah Paulson, qui le suit depuis le début de l’aventure American Horror Story, a joué les femmes caméléons.
En se renouvelant ainsi, ni le casting, ni lui ne tombent dans l’ennui de jouer la même partition ad nauseam.
“La plus belle chose, pour un showrunner, c’est l’opportunité de créer des mondes”, dit Ryan Murphy au micro de la radio NPR, le 3 mars 2017.
Un choix payant, puisqu’American Horror Story cumule, depuis ses débuts, pas moins de 70 nominations aux Emmys et bat des records d’audience sur FX. L’ironie du sort voudra que le showrunner, qui fut en conflit perpétuel avec John Landgraf, le président de la chaîne, durant les années Nip/Tuck, devienne l’un des chouchous de ce dernier et un pilier de FX. Dana Walden, la présidente de FOX TV Group, sait que, désormais, le simple fait d’associer le nom de Ryan Murphy à un projet attise inévitablement la curiosité. À tel point qu’il boosterait les intentions de visionnage auprès du public de 20 %, comme le rapporte le Hollywood Reporter.
La mise à nu, c’est la mise à mort
En 2012, Ryan Murphy épouse le photographe David Miller. Le couple fonde sa petite famille avec ses deux enfants Logan et Ford (4 et 3 ans aujourd’hui) et, au même moment, le showrunner lance la comédie The New Normal sur NBC, qui vient refléter ce changement de vie. Elle décrit le parcours de deux hommes cherchant à avoir un enfant grâce à la gestation pour autrui. Un projet très autobiographique, donc, qui sera pourtant stoppé au bout d’une saison.
“Vous ne connaissez pas la douleur de se sentir rejeté jusqu’à ce qu’une série basée sur votre vie soit annulée.”
Une fois de plus, Ryan Murphy a l’impression qu’il a mis son cœur à nu et qu’on l’a jeté à la poubelle. Ce n’est pas une simple série que l’on rejette, c’est lui tout entier. Deux ans plus tard, il laisse de côté l’écriture pour réaliser le téléfilm The Normal Heart, pour HBO, sur la crise autour de l’épidémie de sida dans les années 1980 à New York, lequel recevra de nombreuses récompenses, dont un Emmy.
2014, c’est aussi l’année où il lance ce qu’il décrit comme un “bubble gum aspergé de sang”, Scream Queens, sur la FOX. Avec ses deux complices de Glee, Ian Brennan et Brad Falchuk, il s’aventure sur un genre absent du petit écran : la comédie d’horreur. Plus que jamais, il laisse s’exprimer son humour “camp”, où la “bitch” est reine. C’est pop et acide, guimauve et gore, avec un potentiel de future série culte… et pourtant, la bulle de chewing-gum éclate rapidement. En n’attirant que 4 millions de téléspectateurs (une misère sur une grande chaîne comme la FOX), Scream Queens fait un flop : “Je me suis dit ‘ok, ça y est, ma carrière est foutue’”. L’incapacité de Ryan Murphy à encaisser les échecs semble toujours lui faire oublier le chemin parcouru.
La respectabilité tant espérée
En 2016, c’est toujours derrière la caméra (et en tant que producteur) plutôt qu’à l’écriture qu’on le retrouve, dans American Crime Story: The People vs O.J. Simpson, sur FX. Ce n’est pas son bébé, ni un projet personnel. Pourtant, on y retrouve le format anthologique, ses acteurs et actrices fétiches (dont sa muse, Sarah Paulson), et un certain sens de l’exagération qui fait le sel de ses productions. La justesse de cette reconstitution lui vaudra de crouler sous les prix. La critique, comme si le nom de Ryan Murphy était soudain devenu plus fréquentable, ne cesse de vanter les mérites de cette série qu’il n’a pourtant pas écrite.
Avec Feud, lancée en mars dernier, toujours sur FX, Ryan Murphy tient peut-être le chef-d’œuvre qui lui confèrera la respectabilité et la reconnaissance qu’il recherche désespérément, tout en laissant libre court à ses fantaisies. Toute la théâtralité, le glamour et le “camp” qu’affectionne tant le créateur sont là, dans cette histoire de rivalité entre deux icônes du cinéma, Bette Davis et Joan Crawford.
Sa mère et sa grand-mère était des adoratrices de ces stars du grand écran. Murphy, qui est également à la réalisation de plusieurs épisodes, va user d’une imagerie du passé – l’âge d’or d’Hollywood, la toute puissance de ses studios, la concurrence entre les actrices pour qui il est interdit de vieillir… – pour nous parler de notre époque, prompte à réduire les femmes à leur âge et leur physique. Il se pose, une fois de plus, en pourfendeur des discriminations et en défenseur des indésirables. Tant et si bien qu’il a créé une association, la Half Foundation, qui fait en sorte que les réalisatrices soient prises en compte et trouvent du travail :
“Je veux tendre la main à toutes les femmes : les jeunes, les lesbiennes, les femmes de couleur, les plus âgées, qui s’estiment exclues du système. La première année de notre opération, notre but était de placer 50 % de femmes ; on a atteint les 60 %, à la réalisation, occupés par des femmes”.
Et si ses actrices sont prêtes à tout accepter de Ryan Murphy – à l’exception de Jessica Lange, dans la peau de Sœur Jude d’American Horror Story: Asylum, qui a refusé, une fois, de donner une autre fessée à Lily Rabe avec une planchette en bois –, c’est, selon Susan Sarandon, parce qu’il aborde leurs histoires avec une sensibilité et un regard à part, comme elle le confie à Rolling Stone :
“La douleur, la honte et la persécution, la souffrance des femmes, tout ça, il l’évoque dans cette rivalité [entre Bette Davis et Joan Crawford dans Feud, ndlr]. Car derrière chaque rivalité, il y a de la souffrance et le sentiment de trahison.”
Ces femmes, de Popular à Feud, en passant par American Horror Story, il ne se contente pas de les placer sur un piédestal : il les érige en icônes pop pour mieux en révéler les paradoxes, les névroses et les fantasmes qui sont, avant tout, les siens.