En 1999, la Colombie voit débarquer sur ses écrans Yo soy Betty, la fea, une nouvelle télénovela de 169 épisodes, contant le quotidien d’une femme peu attirante, travaillant dans le milieu de la mode. La série connaît un succès énorme, pas seulement en Colombie, mais dans toute l’Amérique latine. En 2010, elle entre même dans le livre Guinness des records en devenant la télénovela ayant rencontré le plus grand succès, par sa diffusion dans plus de 100 pays, ses doublages dans 15 langues et ses quelque 22 adaptations dans le monde.
Publicité
Si elle vous rappelle quelque chose, c’est qu’en France, on connaît Ugly Betty, son adaptation américaine produite par Salma Hayek pour ABC et récompensée par deux Golden Globes, ainsi que son double allemand, Le Destin de Lisa. Le pitch est sensiblement le même, puisque notre Betty américaine d’origine mexicaine, fraîchement diplômée en journalisme, intègre un grand magazine intitulé Mode, en tant qu’assistante du rédacteur en chef.
Publicité
Comme quand on qualifie de “plus size” un mannequin qui fait du 38 ou du 40, Betty (incarnée par America Ferrera) n’a rien de moche. C’est une personne plutôt normale, aux attributs forcément exagérés pour les besoins de l’intrigue, qui fait preuve d’audace stylistique en abusant sur les motifs et les couleurs. Comme la plupart des gens, elle ne correspond pas aux standards de beauté de l’industrie de la mode et du monde occidental en général, ce que ne manquent pas de lui rappeler ses nouveaux collègues.
Publicité
Qu’il s’agisse de Betty ou de Lisa, le décalage important entre les protagonistes et leur milieu professionnel laisse présager un dénouement des plus évidents. Ce n’est pas dans ces séries qu’il faudra chercher la surprise. On sait qu’elles auront réussi quand elles seront devenues “belles”, c’est-à-dire quand elles auront enlevé leur vilain appareil dentaire. Comment réussir autrement ? Sorti plus ou moins à la même période que Le Diable s’habille en Prada, ces shows semblent à première vue reproduire les clichés d’un monde de la mode froid, inhumain et ultra-compétitif et renforcer la pression à se fondre dans la norme.
Quand Betty débarque dans les locaux blancs, ultra-design et aseptisés du magazine Mode en poncho Guadalajara, elle fait tâche. Elle est d’ailleurs immédiatement rejetée, décrédibilisée et moquée. Ceux qui règnent en maître dans ce temple de la mode, ce sont la directrice artistique, la tyrannique Wilhelmina Slater, son dédaigneux assistant Marc St. James et Daniel Meade, son boss, un raté à la libido exacerbée qui n’en finit pas de coucher avec des mannequins. C’est d’ailleurs pour l’empêcher de faire de même avec ses assistantes que notre héroïne est choisie, en repoussoir humain. Dans ce monde de requins déséquilibrés, la brillante mais naïve Betty doit se faire une place.
Publicité
Heureusement, le ressort comique principal et simpliste qui consiste à pointer le décalage entre Betty et les autres se dilue rapidement à mesure que le travail d’écriture des différents personnages s’équilibre. En effet, l’une des grandes forces du show résident dans la profondeur de ses protagonistes, notamment secondaires, qui se voient attribuer des intrigues propres, ce qui permet au show de tenir un rythme soutenu et addictif. Si Daniel Meade est plat et insignifiant, les évolutions de Marc, Amanda ou Wilhelmina, impressionnantes, vont venir déjouer les clichés qu’ils semblaient incarner au début de la série. En se faisant plus humains et complexes, ils arrivent même à voler, par moments, la vedette aux personnages principaux.
Ainsi, Wilhelmina (géniale Vanessa Williams) n’est pas juste la femme puissante et sans cœur pour laquelle elle tente de se faire passer. Elle est avant tout une bosseuse, qui n’a jamais été soutenue par son entourage et s’est fait voler son job par un héritier incompétent. C’est une femme badass qui n’abandonne jamais et tente de rétablir la justice par des moyens quelque peu extrêmes. Qui plus est, Wilhelmina possède les meilleures punchlines de la série. Quand on l’écoute parler, on a envie de prendre des notes comme en pleine masterclass.
Marc et Amanda, quant à eux, se détachent petit à petit de l’image du duo sournois et malveillant pour incarner la plus belle amitié du show, se soutenant mutuellement lors des coups durs. Alors qu’Amanda affiche une certaine vulnérabilité quand elle tente de négocier son identité généalogique, Marc, quant à lui, fait preuve de sagesse et de générosité en aidant le jeune neveu de Betty à effectuer son coming out.
Publicité
Car voilà, ce qui fait qu’Ugly Betty fonctionne si bien, c’est sa capacité à jongler entre la comédie, les intrigues du soap, mais aussi des problématiques de société. Des personnages sont assassinés, d’autres reviennent à la vie, des liens du sang sont révélés. Certains tentent de s’approprier un héritage et d’autres chantent du Kelis à un mariage. De quoi retenir son souffle ou se taper une bonne barre de rire, mais pas que. Le fait que le show soit centré autour d’une famille d’origine mexicaine permet de mettre en lumière d’autres récits que ceux auxquels les grandes productions américaines nous ont habitués.
La question de l’immigration est notamment posée à travers le personnage d’Ignacio, le père de Betty, qui rencontre des soucis avec son statut d’immigré et se voit déporter par les autorités américaines. Une storyline bien entendue édulcorée, mais qui a le mérite d’aborder les difficultés traversées par les immigrés mexicains aux États-Unis. La série brille aussi par l’écriture du personnage de Justin, adolescent gay qui négocie son identité sexuelle avec le soutien de sa famille et de Marc, ce dernier ayant précédemment traversé les mêmes épreuves.
Publicité
En ce sens, Ugly Betty se distingue du soap classique et notamment de sa “cousine” allemande, Lisa. Plus unidimensionnelle, la série allemande se concentrait surtout sur l’évolution de ses personnages principaux. Les méchants restaient des méchants qu’il fallait éliminer dans un conflit entre le bien et le mal. Les questions de société, quant à elles, étaient assez peu creusées, complètement éclipsées par les intrigues romantiques.
Mais la raison principale de notre amour pour la série reste sa protagoniste : Betty. Porter des ponchos n’est pas le délire de tout le monde, mais on se sent quand même plus proche d’elle que de la riche famille Meade. Loin des paillettes, Betty est la personne la plus normale qui puisse exister. Elle sort de l’école, galère pour trouver un emploi qui n’a rien à voir avec ses qualifications et vit avec son père loin du centre-ville parce qu’elle n’a pas d’argent. Son style peut sembler too much, mais rien que ce background la rend plus réelle que d’autres personnages aux ambitions similaires, comme les jeunes femmes de The Bold Type, qui, en début de carrière ou en freelance, semblent payer sans problème leur loyer dans la ville la plus chère au monde.
Parce qu’elle est normale, Betty est l’outsider ultime qui nous fait du bien. Elle a mille raisons d’abandonner, mais continue de se battre pour réaliser ses rêves sans se compromettre. C’est un peu cucul, mais ça fait du bien et c’est bien pour cela que c’est un plaisir coupable. Surtout, elle semble suivre sa propre voie, en détournant le trope romantique pour se concentrer sur sa propre carrière et son rêve d’écrire. Si le succès de Lisa en Allemagne prend la forme de son mariage avec David, Betty, qui connaît quelques histoires d’amour, s’accomplit en trouvant un poste à sa hauteur dans un magazine à Londres.
Au final, l’histoire d’Ugly Betty est celle de l’acceptation et du triomphe des outsiders. C’est ce qui la rend si jouissive. C’est donc avec un petit goût amer qu’on voit nos personnages (Betty comme Lisa) marquer leur réussite par une transformation physique. Évidemment qu’au bout d’un moment, un appareil dentaire, ça s’enlève, sinon c’est qu’il y a un gros souci, mais ce que l’on attendait depuis le début devient une pénible conclusion, quand on comprend que ces personnages sont tout sauf “ugly”. On ne retiendra pas Ugly Betty comme la série de la décennie, mais elle reste une comédie tendre et touchante à déguster sans modération.