Deuxième roman signé de l’Irlandaise Sally Rooney, Normal People n’a même pas encore été publié en France – où le phénomène littéraire anglo-saxon depuis 2017 et Conversations with Friends met un peu plus de temps à arriver – qu’une adaptation en série est diffusée sur la BBC et sur la plateforme Hulu depuis le 26 avril dernier. Avec presque autant de succès critique que sa version papier.
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Dans ses romans, Sally Rooney, 29 ans, s’inspire de ses expériences personnelles pour créer des récits qui explorent la beauté et les dilemmes d’une génération de vingtenaires trop souvent réduite à un concept marketing – les fameux millennials – ou à leur addiction aux réseaux sociaux. L’adage “on écrit bien sur ce qu’on connaît” se vérifie ici. Normal People raconte l’histoire d’amour et d’amitié de Connell et Marianne, faite de moments de connexion bouleversants et d’incompréhensions déchirantes.
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Composée de 12 épisodes, la mini-série les suit du lycée où ils évoluent tous les deux dans la petite ville irlandaise du comté de Sligo à leurs aventures de jeunes adultes à Dublin, où ils étudient au Trinity College. Une fac fréquentée par Sally Rooney elle-même, qui a écrit Normal People alors qu’elle y était encore étudiante. Impliquée dans la série, la romancière a coécrit le scénario des six premiers épisodes avec Alice Birch.
La réalisation, confiée à Lenny Abrahamson et Hettie Macdonald, accompagne à merveille une écriture du ressenti. Un peu à la façon de The Handmaid’s Tale, la caméra joue sur des effets floutés et prend le temps de filmer ses protagonistes en gros plan, pour ne rien rater des émotions qui leur parcourent l’échine. Une façon de scruter au plus près des peaux aussi pendant les scènes de sexe, qui ne laissent aucune place à l’erreur pour les deux magnifiques interprètes. Daisy Edgar-Jones et Paul Mescal se glissent dans les corps et dans les fêlures de Marianne et Connell. Si l’ambiance feutrée et la grisaille de Sligo soulignent l’ordinaire (le “Normal People”) de leurs vies, on comprend vite que leurs vies intérieures n’ont rien de banal, ni les sentiments et l’attraction qu’ils vont éprouver l’un pour l’autre.
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“It’s not like this with other people”*
L’histoire débute au lycée donc, où Marianne et sa personnalité considérée comme weirdo sont constamment raillées par une bande de gamins populaires. Parmi eux, le taiseux Connell, dont la maman Lorraine fait le ménage dans la grande maison de la jeune femme, issue d’un milieu aisé, contrairement à lui. Un premier coup de foudre a lieu entre les deux, brisé par le manque de courage de l’adolescent, qui a trop peur d’assumer cet amour au grand jour.
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On les retrouve ensuite à la fac de Trinity, où la dynamique va changer. Si les deux sont de brillants élèves destinés à de longues études, Marianne se retrouve comme un poisson dans l’eau dans cette université fréquentée en majorité par des enfants de bourgeois, quand Connell lui a le sentiment d’être complètement déconnecté de cet univers. Les années passent et leur lien indéfectible prendra des chemins de traverse, au rythme des saisons, des soirées étudiantes, d’un voyage Erasmus pour l’une, de passages à vide, de mails, textos et visio Skype… Le tout sur une bande-son belle et dépressive – composée entre autres de hits d’Anna Calvi, d’Imogen Heap ou encore d’Elliott Smith.
L’histoire d’amour en elle-même a beau être déchirante, elle reste classique dans sa structure – la première rencontre, l’élément perturbateur, la rupture, les retrouvailles, un nouvel obstacle… – et serait prévisible si elle n’était aussi puissamment mise en scène et si elle ne s’appuyait pas sur une fine analyse psychologique de cette relation, qui devient plus complexe qu’il n’y paraît.
Au-delà du tourbillon du premier amour exploré dans les premiers épisodes, la suite développe leur fusion intellectuelle, une passionnante amitié et un lien si profond que l’issue de la love story n’est plus l’important. Ils resteront dans la vie de l’autre, quoi qu’il en soit. Ce qui n’empêche pas une incroyable intensité lors des nombreux moments de retrouvailles charnelles. Les entêtantes scènes de sexe ont été supervisées par la coordinatrice d’intimité Ita O’Brien (Sex Education) et réfléchies en amont, que ce soit dans les mouvements ou dans le cadre adopté, en plan serré, gros plan ou de plus loin quand, après l’amour, les corps et les esprits se reposent. Certains cadres, comme celui ci-dessous, sont aussi beaux et osés que des peintures classiques. A-t-on déjà vu dans une série un corps d’homme dénudé, étendu dans une position alanguie juste après une relation sexuelle, son pénis visible mais ni raillé, ni montré en pleine possession de ses moyens ?
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Traumatismes et masculinités
Si les deux protagonistes sont filmés avec un soin égal, on ne peut s’empêcher de s’attarder sur Connell, tout simplement parce qu’on a rarement vu un personnage masculin aussi subtilement filmé, que ce soit dans ses moments érotiques (ces gros plans sur sa chaîne sont irrésistibles), ses doutes ou ses grandes détresses. En creux se dessine une représentation inédite de l’expérience masculine. Le jeune homme a beau avoir du mal à communiquer et mal se comporter, influencé à l’adolescence par des amis qui n’interrogent pas comme lui le monde dans lequel ils évoluent et leurs normes, il s’ouvre régulièrement, d’abord à Marianne à travers leurs conversations, puis à une psychologue.
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Il communique également avec sa mère franche et bienveillante, quitte à se faire sévèrement engueuler pour son comportement. C’est bouleversant de voir ce jeune homme en pleine crise de panique ou s’écrouler en pleurant, tentant de sortir d’un épisode dépressif après le suicide d’un ami. Ou de le voir prononcer le fameux “I love you”, que le genre masculin est invité à ne jamais utiliser, ni pour sa petite amie, ni pour sa mère. Attentionné – il demande régulièrement à Marianne comment elle se sent, si elle va bien –, le jeune homme s’assure aussi du consentement de sa partenaire, notamment la première fois qu’ils ont des relations sexuelles, ce qui n’enlève absolument rien à la charge érotique du moment.
Marianne doit aussi gérer des traumatismes profonds, qui influencent ses choix de vie, notamment amoureux. Victime d’un frère abusif et cruel, soutenu par une mère froide et complice, la jeune femme subit en plus du harcèlement scolaire au lycée. Elle commence alors à penser qu’elle est effectivement physiquement repoussante, dérangée, et indigne d’être aimée. Mais sa relation avec Connell – tout comme les amitiés qu’elle développe à la fac – va lui prouver le contraire et lui redonner confiance en elle. Sa dureté de surface n’est qu’un bouclier de protection développé à force de maltraitances psychologiques. On notera un bémol dans son parcours intime : comme beaucoup de séries avant elle, Normal People dépeint les pratiques SM comme négatives et découlant d’un traumatisme. Marianne veut qu’on lui fasse mal car elle a mal et se déteste. Même si ce genre de trajectoire reste crédible, cela renvoie à un cliché des pratiques SM qui a la peau dure, comme si ce type de sexualité restait intrinsèquement malsaine et symptomatique de traumatismes enfouis. On évacue toute la dimension ludique, le contexte de consentement (un prérequis) et le lien complexe qui existe entre douleur et plaisir.
La série dépeint en revanche avec acuité comment le manque d’amour et les abus ont influé sur le parcours de Marianne. Et comment les violences psychologiques peuvent évoluer sans crier gare vers des violences physiques. Le fait que la jeune femme évolue dans un milieu aisé permet aussi de pointer du doigt une réalité : les agressions sur les femmes ont aussi lieu chez les riches. On est dans la tête de Marianne, et aussi frustrantes soient ses non-réactions parfois aux attaques ignobles de son frère, on comprend pourquoi elle réagit ainsi. Normal People met à jour les mécanismes qui la conduisent à penser que c’est elle le problème. Ou encore pourquoi elle a mis des années à mettre des mots sur cette maltraitance, à en parler enfin à quelqu’un, en l’occurrence Connell.
Jusqu’à Normal People, les séries qui dépeignaient ces fameux millennials avaient beau être attachantes et aborder des sujets de société pertinents – on pense à The Bold Type ou Good Trouble –, il restait en bouche une désagréable sensation de superficialité. Comme si cette jeunesse n’était pas aussi complexe et intéressante que les précédentes, et ne se définissait seulement que par les apparences et les réseaux sociaux, alors même qu’elle hérite d’un monde en déliquescence, entre catastrophe écologique et chant du cygne du capitalisme patriarcal. C’est évidemment complètement faux et Sally Rooney le prouve à travers l’exploration complexe et douce-amère de cette relation à la fois belle comme un roman classique du XIXe siècle et résolument moderne dans sa vision conscientisée du monde et ses recherches formelles.
La série Normal People sera bientôt diffusée sur StarzPlay.
*Marianne à Connell