Portée par une exceptionnelle Anya Taylor-Joy, la série Le Jeu de la dame connaît un succès public et critique qui ne se dément pas depuis sa sortie, le 23 octobre dernier. La queen actuelle du Top 10 de Netflix se retrouve donc auscultée sous toutes les coutures, l’un des angles principaux étant son degré de réalisme. D’un point de vue technique, la série bénéficie notamment de l’expertise du grand maître Garry Kasparov et a été adoubée par la communauté des joueurs d’échecs.
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En revanche, le show créé par Scott Frank et Allan Scott possède un angle mort : le sexisme. S’il met en scène un protagoniste féminin principal évoluant dans ce monde très masculin, La Jeu de la dame édulcore le comportement des hommes à son égard, ceux-ci étant quasiment tous bienveillants, respectueux et s’inclinant sans aucune remarque sexiste quand ils sont battus par Beth Harmon. Mieux, après être défaits, Harry et Benny rejoignent la team Beth et proposent de l’aider dans son ascension.
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Une vision rassurante, mais aussi utopique du monde des échecs, en particulier si l’on prend en compte l’époque à laquelle se déroule la série, les années 1960, où des champions comme Bobby Fischer exprimaient tranquillement leur misogynie dans les médias. Morceau choisi : “Les femmes sont de très mauvaises joueuses d’échecs. Je ne sais pas pourquoi, j’imagine qu’elles ne sont juste pas assez intelligentes [rires].”
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Garry Kasparov a lui-même tenu des propos similaires. En 1990, il parle de la championne Judit Polgár en ces termes, dans le magazine Sports Illustrated : “C’est inévitable, elle sera rattrapée par sa nature. […] Elle a beaucoup de talent, mais c’est une femme après tout. Et cela nous ramène aux imperfections de la psyché féminine. Aucune femme ne peut tenir sur des batailles aussi longues.” En 2002, Judit Polgár bat Garry Kasparov. Après avoir pris sa retraite, l’homme deviendra finalement (en tout cas, selon le New York Times) un soutien pour booster la présence des femmes dans le monde des échecs.
Seule femme classée dans le top 10 mondial (femmes et hommes confondus), Judit Polgár est extrêmement bien placée pour donner son avis sur la série et le parcours de Beth Harmon. Son jugement est sans appel. Toujours dans les colonnes du New York Times, elle explique : “Ils sont trop gentils avec elle.” Aucun joueur n’a jamais abandonné une partie en lui baisant galamment la main, comme cela arrive à Beth dans l’épisode 7 face à Shapkin. La championne, qui a pris sa retraite en 2014, se souvient plutôt du contraire : “J’ai eu des opposants qui ont refusé de me serrer la main. Il y en a même un qui a tapé sa tête contre le plateau après avoir perdu.” Lors de son ascension dans le milieu des échecs, elle explique aussi avoir essuyé bien des blagues et commentaires blessants sur ses capacités en tant que joueuse.
“Tu joues bien aux échecs, pour une femme”
Même son de cloche en France, me confirme Andreea-Cristiana Navrotescu, 23 ans, maître international féminin et championne de France dans la catégorie “jeunes” à six reprises. “Quand tu es une femme qui joue aux échecs, généralement, ça ne se passe pas comme dans la série. Clairement, les hommes n’acceptent pas aussi facilement [la présence de femmes, ndlr]. Ça fait mal à leur ego de perdre contre une femme !”
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Le commentaire sexiste qu’elle ne supporte plus d’entendre, c’est : “Ah, tu joues bien aux échecs, pour une femme.” “C’est vraiment la remarque typique que les joueuses d’échecs ont entendue au moins une fois dans leur vie. Cette remarque ne devrait pas exister. On joue tous au même jeu.”
Statistiquement parlant, le monde des échecs est dominé par les hommes. Au niveau international, il existe 1 700 grands maîtres, et seulement 37 d’entre eux sont des femmes. Actuellement, une seule femme, la chinoise Hou Yifan, se classe dans le top 100 mondial mixte, à la 88e place.
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Pour autant, les femmes ont toujours joué aux échecs. Dès 1929, Vera Menchik participe à des tournois masculins et bat des grands maîtres. En revanche, elles ont toujours été sous-représentées numériquement. Depuis une cinquantaine d’années, ce retard fait l’objet de débats brûlants et contre-productifs. Dans la société sexiste des années 1960, on explique l’absence des femmes dans la compétition par un “manque d’intelligence” et de “sens stratégique”. Un préjugé dévastateur – qui a la peau dure – pour les vocations féminines. Il s’insinue dans la psyché des hommes, qui traitent les femmes différemment, et encore plus dans celle des femmes, qui vont douter de leur compétence dans un milieu, les échecs, où il faut au contraire posséder une grande assurance psychologique pour vaincre son adversaire.
Aussi surréaliste que cela puisse paraître, cette croyance est encore très ancrée :
“Malheureusement, il est toujours là, confirme la championne, surtout auprès des amateurs qui font perdurer ce préjugé. Il n’a évidemment pas lieu d’être. Je ne m’estime pas moins intelligente qu’un homme, ni aux échecs ni dans la vie. Ce préjugé a fait beaucoup de mal aux femmes. Elles se sentent moins fortes dès qu’elles commencent à jouer, car cette pensée leur est inculquée dès le plus jeune âge. Tu commences les échecs à huit ans, il y a déjà des différences.”
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