Il est recommandé d’avoir visionné l’intégralité de Grand Army avant de lire cet article, qui contient des spoilers.
Publicité
Elle est passée injustement inaperçue lors de son lancement, le 16 octobre dernier sur Netflix. Elle a aussi été comparée à Euphoria, à tort, car si le sujet est à première vue similaire – la vie d’une poignée d’ados américains de nos jours –, l’approche de Grand Army se révèle très différente de celle de sa poétique et sombre grande sœur diffusée sur HBO.
Publicité
Ce nouveau teen drama raconte le quotidien de plusieurs jeunes évoluant dans un environnement compétitif, celui du lycée de Grand Army, à Brooklyn, porte d’entrée vers les grandes écoles supérieures des États-Unis. Il y a la populaire Joey Del Marco (Odessa A’zion), féministe en herbe et passionnée de danse ; Dom (Odley Jean), adolescente haïtiano-américaine qui jongle entre excellence scolaire et devoirs familiaux pesants ; Sid (Amir Bageria), un jeune Indien-Américain au placard qui donne tout pour rentrer à Harvard ; Jayson (Maliq Johnson), lycéen afro-américain passionné de saxophone ; et Leila (Amalia Yoo), une adolescente sino-américaine en quête de son identité. Leur histoire et celle de leurs proches débute par un attentat à la bombe à quelques blocs du lycée, qui va avoir de sérieuses répercussions sur tout le monde.
Fille de profs à l’école publique américaine, elle-même prof (d’art dramatique à la célèbre école Lee Strasberg Theatre Institute) à New York, l’activiste féministe Katie Cappiello étend avec cette série une histoire qui a commencé en 2013 avec l’écriture de la pièce de théâtre Slut, dans laquelle apparaît pour la première fois le personnage de Joey Del Marco. Inspirée par des histoires vraies racontées par ses élèves, l’autrice crée aussi les pièces Now That We’re Men sur les masculinités des jeunes ados en 2016 et Her Story, Uncut sur les mutilations génitales imposées aux femmes, présentée aux Nations unies en 2016.
Publicité
Grand Army n’est donc pas là pour rigoler, mais pour raconter les vies de ces jeunes, au plus près de la réalité, ce qui les porte et ce qui les freine au quotidien. La série s’attaque en particulier à trois problématiques fortement d’actualité : les attentats terroristes et la violence à laquelle les ados américain·e·s sont confronté·e·s si tôt dans leurs vies, ainsi que les violences physiques et psychologiques infligées aux femmes et aux minorités.
Alors, on vous l’accorde, ça peut faire beaucoup à digérer au petit déj. Et pourtant. Les injustices dont sont victimes Joey, Dom et Jayson en particulier – la première subit un viol, la deuxième travaille jour et nuit pour aider sa famille précaire tout en étudiant, le troisième va être confronté au racisme systémique qui broie le parcours des jeunes hommes noirs – ont de quoi rendre dingues.
Publicité
Mais la série réserve aussi de jolis moments d’espoir, des séquences de sororité, des soulèvements collectifs d’une grande puissance, surtout venant d’une bande d’ados âgés de 15 à 17 ans. Contrairement à une Euphoria, qui prend le parti de s’éloigner de la vie scolaire pour plonger dans la psyché de ses personnages (les deux approches ne s’annulent pas, au contraire), Grand Army reste dans l’enceinte des murs du lycée pour montrer à quel point ce qui s’y passe va être important dans la construction identitaire de ces jeunes.
Génération #MeToo et Black Lives Matter
La série de Katie Cappiello illustre de façon imparable comment cette génération Z (les personnes nées entre 1997 et 2010) fait face à des défis spécifiques : vivre avec la peur du terrorisme qui peut frapper à tout moment, surtout aux États-Unis, entre le traumatisme lié au 11-Septembre et les fusillades récurrentes dans les lycées ; mais aussi la conscience d’être né·e·s dans un monde incertain avec la crise écologique et de se taper, par-dessus le marché, un complexe héritage sexiste et raciste. Pas merci aux générations précédentes, donc.
Publicité
Pour autant, ces ados de 2020 refusent de se placer en victimes et ne sont pas sans ressources. Ils font peur à leurs aînés par leur ultraconnection, mais elle ne sert pas qu’à s’envoyer des Snaps de soirée débiles comme le croient les boomers. Grand Army en témoigne à travers plusieurs actions : par exemple, “Free the Nipple”* est menée par Joey Del Marco sur son compte Insta, et fait écho au mouvement initié par la réalisatrice Lina Esco, déjà à New York. La façon dont la jeune femme utilise les réseaux sociaux et son corps pour protester contre la politique sexiste de son lycée, qui sanctionne et surveille les tenues des lycéennes mais pas des lycéens, résonne notamment avec une actualité brûlante en France, celle des adolescentes qui ont manifesté le 14 septembre pour les mêmes raisons, et ont été sommées d’adopter “une tenue républicaine” par le ministre actuel de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer.
Preuve, s’il le fallait, que la série tape juste. Et pas qu’une fois : comme le montre la trajectoire de la résiliente Joey (fantastique actrice Odessa A’zion), ce n’est pas parce que ces jeunes sont davantage déconstruites et conscientes du système patriarcal à l’œuvre qu’elles en sont protégées et que le monde a changé en trois ans. Après avoir été violée par ses meilleurs amis lors d’une soirée, Joey va doucement se reconstruire, la série prenant le temps de nous conter les différentes étapes de son traumatisme.
Publicité
Il en va de même pour les oppressions racistes à l’œuvre dans l’environnement scolaire. La trajectoire de Leila est éclairante à ce sujet : l’adolescente mal dans sa peau se retrouve perdue entre deux héritages – chinois (elle se fait harceler par des camarades chinoises car elle ne connaît pas assez bien sa culture, et ne parle pas la langue) et américain –, qu’on lui refuse violemment. Ce personnage est sans doute le moins “aimable” de la série, car moralement instable et condamnable.
En comparaison avec les “mères courage” que sont Dom (prête à accepter un mariage blanc pour se sauver elle et sa famille de la pauvreté) et Joey (elle trouve le courage de dénoncer ses agresseurs et fait face à une machine judiciaire implacable), ou avec la trajectoire crescendo et plus subtile de Jayson – réalisant que son BFF a été privé d’un brillant avenir en raison de sanctions racistes –, le personnage de Leila paraît bien tête à claques.
Elle n’est pas aidée par ces séquences animées, qui nous plongent dans sa psyché, et dans lesquelles elle est l’héroïne borderline d’une réalité zombiesque. Il n’empêche, le lycée n’est pas peuplé que de Joey et de Dom. Même si ces deux-là nous offrent les plus belles scènes de la série, l’une par une danse libératrice dans le dernier épisode, et l’autre par un puissant monologue sur la condition des femmes noires face à des recruteuses dans l’épisode “Spirit Day”.
Mais revenons à Leila : elle évolue dans un monde qui nie son existence, où elle est au mieux une “jap pussy”** (surnom sexiste et raciste donné par des jeunes hommes du lycée qu’elle convoite). Son besoin d’exister, d’être visible aux yeux de ses camarades, la pousse vers un égocentrisme et des actions éminemment répréhensibles. “Tu prétends”, lui sort (à raison) une camarade de lycée alors qu’elle doit déclamer un texte féministe en cours de théâtre. Oui, Leila prétend être une autre, tente de se conformer aux attentes de son entourage, parce qu’elle ne sait pas (encore) qui elle est, et visiblement son existence n’intéresse personne. Ses scènes sont dérangeantes, énervantes, et en même temps instructives, car elle représente une forme de naïveté, un manque de sens moral, une quête d’identité inhérente à l’adolescence.
Les sujets évoqués dans Grand Army ne sont pas nouveaux : à son époque, Dawson abordait le white privilege (dans sa saison 3 avec l’arrivée du directeur noir Howard Green) et les violences faites aux femmes (Jen confie à Dawson en saison 1 qu’elle a perdu sa virginité à 13 ans, avec “un homme plus vieux” qui l’a “fait boire”), mais en conservant une sorte de voile de pudeur, qui s’est levé depuis les mouvements #MeToo et Black Lives Matter.
Dans la veine de 13 Reasons Why et Sex Education, Grand Army ne cache rien et multiplie les points de vue. Elle dévoile les mécanismes et nous montre, quitte à traumatiser son audience, à quoi ressemble vraiment une agression sexuelle ou une insulte raciste, sous couvert d’humour en fait oppressif. C’est parfois violent et dur à regarder, mais elle a le mérite de refléter au plus près les traumatismes et leurs conséquences. Et la bonne nouvelle, c’est que cette génération d’ados est flamboyante et militante. Elle demande des comptes, elle donne la parole à ses minorités, et comme l’illustre magnifiquement sa scène finale, elle ne sera pas réduite au silence.
La saison 1 de Grand Army est disponible en intégralité sur Netflix.
*”Libérez le téton”
** “chatte japonaise”