Gentleman Jack : et la série historique devint queer

Publié le par Marion Olité,

©HBO

Vous ne connaissez pas encore Anne Lister ? Vous allez l'adorer.

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“Ce journal est un document inestimable. Sans lui, Anne Lister n’aurait tout simplement pas existé à nos yeux. On ne saurait rien sur elle. C’est intéressant de penser à toutes ces histoires que nous ne découvrirons pas parce que l’Histoire a été écrite par les hommes.”

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Au commencement de Gentleman Jack, la nouvelle série de HBO lancée le 22 avril dernier et diffusée sur OCS en France, il y a une femme, Anne Lister, et une série de journaux intimes, qu’elle a écrits il y a près de 200 ans. 26 tomes. 4 millions de mots en langage codé, qui décrivent la vie quotidienne et intime de cette propriétaire terrienne, qui a vécu à Halifax dans les années 1830. Elle fut l’une des premières femmes anglaises à se marier avec une autre femme, Ann Walker. Cette bourgeoise anticonformiste a vécu son homosexualité au grand jour. Surnommée “Gentleman Jack” par les habitants, elle est considérée comme la première “lesbienne moderne”.

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Halifax, c’est justement la ville natale de Sally Wainwright, showrunneuse anglaise à qui l’on doit déjà l’excellente Happy Valley. Elle a grandi dans les années 1970 sans entendre parler d’Anne Lister, dont l’histoire émerge réellement dans les années 1990, notamment avec la parution d’une biographie écrite par Jill Liddington.

“En plus de décrire ses expériences de femme lesbienne, Anne Lister possédait une personnalité extraordinaire. Elle était incroyablement intelligente, douée d’une grande agentivité et fascinée par tout ce qui compose le monde. Il est vite devenu évident qu’elle ferait un personnage de fiction génial”, nous confie la scénariste.

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Malgré ce personnage en or, elle mettra… 19 ans à trouver preneur. Oui, vous avez bien lu. Il a fallu attendre la bonne époque et une nouvelle vague féministe (#MeToo) pour trouver des chaînes tout d’un coup très réceptives, en l’occurrence la BBC et HBO, à l’idée de réaliser une série historique avec une héroïne ouvertement lesbienne.

Alors comment travaille-t-on un matériel de base aussi monumental ? Très soucieuse de ne pas perdre l’authenticité des écrits d’Anne Lister, Sally Wainwright se lance dans un travail de fourmi : la retranscription, à laquelle elle s’attelle seule au début, des journaux intimes conservés dans les archives publiques d’Halifax. Un véritable travail d’historienne, tous les tomes n’ayant pas été encore transcrits, auquel s’ajoute ensuite celui de scénariste.

“Je voulais que la série reflète les journaux intimes. Mais en même temps, ils n’avaient pas une forme narrative, ce sont comme des enregistrements bruts d’une vie. C’est répétitif, il n’y a pas de début, milieu et fin. Il n’y a pas de ponctuation, ce sont juste des mots les uns après les autres, comme un écoulement du flux de sa conscience. J’ai donc dû construire une structure narrative qui fonctionnerait pour dramatiser les journaux sans trop en faire non plus, en conservant leur sincérité.”

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Après avoir réalisé que ce processus était aussi passionnant que chronophage – deux mois pour écrire un épisode –, elle embauche une personne pour l’aider à transcrire les journaux intimes. Dont certains passages possèdent un code dérivé d’une combinaison d’algèbre et de grec ancien.

L’anti-Downton Abbey

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L’histoire de Gentleman Jack débute en 1832, alors qu’Anne Lister revient d’une période de voyages qui l’ont notamment conduite en France (quelques personnages parlent ainsi dans la langue de Molière, avec plus ou moins de bonheur !). De retour à Halifax dans le domaine familial, Shibden Hall, elle décide de le revigorer et se lance dans l’exploitation d’une mine présente sur ses terres, faisant face au passage à son lot d’hommes d’affaires condescendants. Pour investir, elle a besoin d’argent. Et se met donc en tête de séduire une jeune et riche héritière, Ann Walker, isolée et considérée comme une femme à la santé physique et mentale fragile.

On aurait vite fait de considérer Gentleman Jack comme un Downton Abbey ou un Orgueil et Préjugés version queer. Si comme la première, elle nous donne à voir le quotidien d’une ville et d’un domaine de propriétaires terriens, et comme dans la deuxième, une histoire d’amour compliquée se met en place, Sally Wainwright a souhaité s’éloigner le plus possible des tropes de la “série historique anglaise”.

“On est devenus paresseux. Par exemple, j’ai l’impression qu’on a inventé un style, ‘le langage d’époque’, auquel je ne crois pas une seconde et qui m’ennuie. Donc j’ai utilisé au maximum le langage présent dans les journaux intimes. […] On a filmé caméra à l’épaule, pour suivre Anne Lister dans ses nombreux déplacements. C’était très important de capter son énergie, car c’est une personne avec une présence physique importante.”

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Autre choix de mise en scène qui reflète la modernité de Gentleman Jack : les moments où Anne Lister – incarnée avec énormément de gourmandise par Suranne Jones – brise le quatrième mur, nous regarde ou nous parle. Non, Sally Wainwright n’avait pas vu Fleabag, la série anglaise de Phoebe Waller-Bridge qui a redonné ses lettres de noblesse au regard caméra, quand elle a décidé que son héroïne s’adresserait à nous. “Quand j’ai lu ses journaux, j’ai eu l’impression qu’elle me parlait directement. C’est une expérience très personnelle, très intime. Donc j’ai utilisé ces plans où elle parle face caméra pour représenter cela, c’est une version fictionnelle de ce que j’ai ressenti seule, face à ses journaux.”

Un procédé qui fonctionne effectivement plutôt bien, surtout avec la prestance physique de Suranne Jones, et le travail réalisé autour de son apparence physique. Sa coiffure comme ses atours sombres, stylés et pratiques à porter, sont une armure contre le monde. Finalement, Gentleman Jack est un peu un anti-Downton Abbey. Anne Lister vient d’une famille bourgeoise de riches marchands quand les Crawley sont, eux, issus de l’aristocratie. Il y a quelque chose d’éminemment moderne dans son histoire.

La caméra suit ses mouvements perpétuels là où celle de Downton Abbey restait plus fixe. La série a d’ailleurs été uniquement réalisée par des femmes. Un choix conscient et revendiqué par la showrunneuse : “J’espère que la série possède une saveur différente par rapport à celles que l’on voit actuellement, qui m’apparaissent très masculines dans leur réalisation. Les séries d’époque sont en général écrites d’un point de vue patriarcal.”

Une icône féministe ?

Les premiers épisodes de Gentleman Jack, très solaires et énergiques, nous présentent cette femme hors du commun et nous plongent dans son état d’esprit irrémédiablement optimiste et fonceur. “Anne Lister ne voyait pas les limites et ne s’est jamais interdit de faire des choses parce qu’elle était une femme. Elle les faisait, c’est tout !”, commente Sally Wainwright. Les parallèles avec les problématiques qui agitent notre société se font naturellement. Cette première saison, qui devient plus sombre à mesure que l’intrigue se densifie, aborde ainsi pêle-mêle la lesbophobie, les agressions sexuelles et physiques contre les femmes, la masculinité toxique, le déterminisme social… “J’étais consciente de retrouver dans ce document datant de plus de 200 ans des situations qui pouvaient être mises en parallèle avec notre époque. Mais je n’ai pas eu à en rajouter. Tout est dans les journaux. Les gens en tireront leurs propres conclusions…”

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On peut aussi voir dans la relation entre “les deux Anne” – Anne Lister et Ann Walker – une forme d’empowerment, la première transmettant son courage et sa force à la deuxième, considérée par son entourage comme une faible petite chose à protéger ou à laisser de côté. La relation entre les deux femmes gagne en épaisseur, et l’on se rend compte qu’il n’y a pas une dominante et une dominée. Le petit jeu de la manipulation des débuts fait place à une histoire d’amour intense, contrariée par la peur et les préjugés extérieurs.

En revanche, la série reste assez timide sur la mise en scène des relations sexuelles, présentes mais avec parcimonie et quelque peu édulcorées. Sachant que les journaux intimes d’Anne Lister proposent justement des écrits détaillés sur sa vie sexuelle. Avant sa rencontre avec Ann Walker, Lister était considérée comme un Casanova féminin. Sally Wainwright défend ce choix : “Je voulais mettre en avant sa grande intelligence et ses réalisations. Je ne voulais pas que sa sexualité éclipse le reste de sa vie.” Cette volonté traverse en effet ces huit épisodes et il est jouissif d’assister aux rendez-vous d’affaires d’Anne avec ces messieurs, qu’elle manipule aussi bien que les chiffres en un temps record. Ou à ses expériences sur l’anatomie humaine, réalisées en France.

La saison 1 se termine par le mariage entre les deux Anne, comme un parfait écho aux préoccupations actuelles (le mariage pour tous). Attention toutefois à ne pas placer cette figure historique un peu vite sur un piédestal, sans aucun discernement.

“Ce n’est pas une icône féministe. Les gens se font parfois une fausse idée d’elle. On aime penser qu’elle était très avant-gardiste. Et elle l’était, mais elle était aussi le produit de son époque.”

Quand il s’agissait par exemple de gérer son domaine, Anne Lister était on ne peut plus traditionnelle, ne remettant pas en cause les hiérarchies sociales ou la place de la femme dans la société. Dans la série, on la voit ainsi interagir avec ses locataires, se montrant plutôt bienveillante et juste, tout en se comportant comme une personne supérieure à eux. Elle ne se battait par pour les droits des femmes, mais pour son droit à disposer de sa vie comme elle l’entendait. Ce qu’on peut considérer en soi comme féministe.

Anne Lister n’est peut-être pas une icône féministe, en revanche, Gentleman Jack est une série résolument féministe, qui se réapproprie le genre du biopic, trop souvent utilisé pour nous raconter les mêmes histoires, avec les mêmes points de vue. Espérons que la série, portée par l’énergie de son héroïne, connaisse une saison 2 que sa showrunneuse appelle de ses vœux. Mais aussi qu’elle fasse des émules, et braque les projecteurs sur des personnages et des périodes oubliés par l’histoire.