Si comme nous, vous êtes tombés en amour devant Fleabag, la série de et avec Phoebe Waller-Bridge lancée en 2016, qui dynamitait les codes de la dramédie intimiste, l’idée de voir adapter ce texte si personnel et brillant en version française, par une autre artiste et avec d’autres interprètes, relevait probablement du blasphème. Et en même temps le personnage de Fleabag a la transgression chevillée au corps. Alors, pourquoi pas, s’est dit Jeanne Herry, séduite par le concept d’adaptation, dans la plus pure tradition théâtrale. Rencontrée lors d’une des dernières journées de tournage, mi-février dernier, alors que se tournaient à la Secret Gallery dans le 7e arrondissement de Paris les scènes de la “sexposition” de Marraine (le dernier épisode de la saison 1), elle détaille sa démarche avec une franchise presque désarmante.
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“J’ai trouvé Fleabag formidable, je me suis dit que j’allais faire une adaptation très très fidèle. C’était hyper bien construit, profond, avec les bons twists. J’ai pris du temps pour connaître sur le bout des doigts la série anglaise, puis pour trouver des correspondances avec la France. Ça ne me semblait pas insurmontable. Je n’ai pas vu spécialement une série sur l’Angleterre. J’y ai plus vu une série sur notre époque et les effets qu’elle produit sur les pays occidentaux, les mêmes névroses, les mêmes empêchements…”
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Venue du théâtre, passée autant par le cinéma que les séries – elle a notamment travaillé avec Camille Cottin sur deux épisodes de Dix Pour Cent – Jeanne Herry n’est pas du genre à se laisser dévorer par son ego. Ce projet, elle le sait, n’est pas celui d’une réalisatrice, mais se rapproche davantage du rôle de metteuse en scène de théâtre.
“Je me suis dit qu’elle avait fait son projet avec une troupe, et que j’allais faire comme avec un Hamlet. Je reprends la même partition et je la réactive avec d’autres acteurs, d’autres images. J’ai eu l’impression d’être face à une œuvre similaire. J’adore Britannicus par exemple : des fois, elle est mal montée, c’est une purge. L’idée était de bien faire sonner la partition écrite au départ.”
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Une vision du projet qui se tient, d’autant qu’à la base, Fleabag était un one-woman show écrit par Phoebe Waller-Bridge pour la scène. Mais qui alors, avait assez d’aplomb en France, pour se glisser dans la peau de la loseuse attachante, capable de décocher des regards caméra, des monologues cyniques, tout en se faisant sauter par des partenaires masculins à longueur d’épisodes ? Canal+ et Jeanne Herry ont pensé comme vous, comme moi : un seul nom, Camille Cottin. Son air mutin et impertinent, sa beauté singulière, ses yeux verts mélancoliques. L’actrice a dit oui rapidement. Elle avait découvert Fleabag, il y a deux ans, par sa sœur, qui avait vu des similarités entre la relation fictive des sœurs dans la série et la leur. Et si vous pensiez que Camille était Cottin, la comédienne nous confie que c’était plutôt le contraire : elle était “la coincée”, et sa sœur la punk incontrôlable.
Nouvelle anecdote qui semblait décidément destiner l’actrice à incarner cette trentenaire parisienne au bord du gouffre : si Phoebe était surnommée “sac à puces” (“fleabag”) dans son enfance, pour Camille, c’était “mouche”. Ce sera le nom de cette adaptation française.
Danser avec des chaînes
Queen des punchlines cinglantes après Connasse et Dix pour cent, souvent sollicitée dans des comédies au cinéma pour incarner la trentenaire célib’ (Les Gazelles, Larguées…) n’ayant pas froid aux yeux, Camille Cottin se retrouve sur un terrain familier, et en même temps, elle doit avec Fleabag ajouter des cordes à son arc : gérer ces fameux regards face caméra, et faire transparaître toute la tristesse, la mélancolie terrible, la dépression qui couve sous l’humour noir et le comportement passif agressif de cette anti-héroïne complexe.
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“Les regards caméra, au début, ce n’était pas évident, après c’est devenu plus familier. Il faut trouver le bon rythme, il y a quelque chose de technique. Mouche est de tous les plans, mais elle regarde les autres, qui sont tous des personnages très colorés, très dessinés. Elle est en réception. Et elle a un rapport qui n’est pas tout à fait honnête. On croit être dans une intimité avec elle, et il y a un moment où on se rend compte qu’on ne la connaît pas du tout ou qu’elle manipule les situations.”
Sur cette série au rythme intense, l’actrice a dû apprendre, comme le dit joliment Jeanne Herry, à “danser avec des chaînes”. C’est d’ailleurs tout l’intérêt du projet en lui-même : trouver une liberté, une vérité dans un remake, un cadre serré, imposé, imaginé par une autre personne. L’écriture, avec ses nombreux apartés, est particulièrement précise. Rien n’est laissé au hasard, ni les “heu” ni les “ben”. La showrunneuse poursuit entre deux prises :
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“J’ai vu qu’il n’y avait pas d’impro. C’était impossible, c’était d’une précision ce qui se passait ! C’était hyper affûté. Ça devait être au cordeau. Je savais que je pouvais le faire. Ça me parle, et il me fallait des acteurs capables d’être d’une précision chirurgicale, capable d’absorber une partition dans un certain rythme, de la connaître au rasoir, avec les ponctuations. Après ils sont libres, dans ce cadre.”
Flashback : les scènes qui se tournent au 19 rue de Varenne, dans cette chic galerie d’art parisienne, nous dévoilent justement tout le talent des interprètes. Camille Cottin regarde en coin Anne Dorval, l’actrice fétiche de Xavier Dolan, qui reprend ici avec panache le rôle super tordu mais jouissif de sa “némésis”, “Marraine”, tenu par Olivia Colman dans la version originale. Leur duo fonctionne, tout comme la relation triste et comique entre Mouche et son petit ami trop doux et émotif pour elle, Adrien, incarné par Pierre Deladonchamps.
“La série parle du fait que les femmes se placent toujours en tant qu’objet de désir, et perdent elles-mêmes leur rapport au plaisir.”
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Mouche n’atteint pas – et c’était de toute façon trop lui demander – la puissance de l’œuvre de Phoebe Waller-Bridge. Il en va de la fluidité dans les dialogues, parfois empesés une fois subis le passage vers la langue de Molière. Trop de scènes semblent artificiellement mises en place. Parfois, ça marche, on est touchés, parfois tout tombe à côté. Ce fidèle remake a des airs de pâle copie de l’original, mais se rattrape heureusement grâce à des acteurs très doués. En premier lieu, Camille Cottin s’en sort avec les honneurs sur l’exercice casse-gueule de l’aparté face caméra. Son regard mélancolique donne corps à Mouche. On croit à ses relations, notamment avec sa sœur, incarnée par Suliane Brahim, et avec sa meilleure amie, jouée par India Hair. Elle se montre un peu moins à l’aise sur les scènes finales, de franche explosion de tristesse.
Dans la droite lignée de l’œuvre originale, il se dégage de Mouche des thèmes forts et encore trop peu exploités dans les séries françaises, comme cette vision de la sexualité féminine. Camille Cottin élabore :
“Ça raconte des choses sur la sexualité féminine, qui est encore quand même assez taboue. La série parle du fait que les femmes se placent toujours en tant qu’objet de désir, et perdent elles-mêmes leur rapport au plaisir. Le fait de se regarder quand on couche avec un homme, se demander si on est bien mise en scène… On est conditionnées pour plaire, pour être avant tout désirables avant même de se demander si nous, on le désire vraiment. C’est quelque chose d’assez ancré dans l’éducation sexuelle des jeunes filles. Mouche démonte ça, tout en étant victime. La série la place dans cette situation pour en montrer l’absurdité.”
Jeanne Herry, qui a aussi réalisé les six épisodes de Mouche, abonde dans le même sens : “Ce qui est cru, ce sont les mots, la pensée. Ce personnage est extrêmement cérébral. Il prend très peu de plaisir. Elle ne jouit que quand elle se masturbe. On ne voit pas un bout de sein ou un bout de chatte alors qu’elle passe toute sa série à se faire sauter. J’ai gardé ça, parce que je voyais bien que la transgression, ce n’était pas sur les seins nus.”
Si Mouche ne fait pas mentir l’adage, “préférez toujours l’original à la copie”, ce projet, qui voit le jour sur une chaîne populaire en France (Canal+, là où Fleabag est disponible sur la plateforme Amazon Prime Video, moins installée en France) a de quoi donner l’espoir en une fiction française toujours plus audacieuse, moderne, qui regarde enfin le monde à travers des perspectives diverses. Espérons que dans un futur proche, au lieu de s’appuyer sur des pépites anglaises, l’industrie des séries hexagonales fera davantage confiance à des histoires originales pour monter ce genre de projets. Car des Phoebe Waller-Bridge françaises, il y en a en France.
Mouche est diffusée le 3 et le 10 juin sur Canal+, et disponible sur MyCanal en intégralité.