Issu du grec, le mot “ethos” désigne l’ensemble des caractères communs à un groupe d’individus appartenant à une même société. A contrario, “bir başkadır” veut dire “c’est différent” ou “c’est unique” en turc. Les deux titres siéent aussi bien l’un que l’autre à cette série écrite et réalisée par Berkun Oya. Sur huit épisodes d’environ 45 minutes, elle brosse le portrait d’une poignée de personnages, symboles d’une société turque divisée entre conservatisme religieux et modernité, entre Orient et Occident. Prenant pour toile de fond la bouillonnante et cosmopolite Istanbul, Ethos commence avec Meryem, une jeune femme de confession musulmane sujette à d’inexplicables évanouissements, envoyée par son docteur chez Peri, une psychiatre à l’hôpital public.
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Un choc des cultures se joue entre les deux femmes : l’une habite dans la campagne istanbuliote avec son frère, sa belle-sœur dépressive et leurs deux enfants, tandis qu’elle fait des ménages à mi-temps, l’autre, athée et célibataire, évolue au sein d’une classe sociale plus aisée. Les deux partagent pourtant des points communs, à commencer par un sentiment de solitude et une envie refoulée de trouver l’amour. Dans un savoureux retournement de situation, la présence de Meryem et leurs échanges vont amener la psy Peri à se poser des questions sur les racines de ses préjugés envers les femmes voilées. Autour de ces deux protagonistes se dessine le parcours d’autres personnages : Yasin, ancien soldat très brut de décoffrage et videur dans une boîte de nuit, impuissant face à la dépression de sa femme Ruhiye ; le guide spirituel Ali Sadi Hoca et sa fille Hayrunissa, bouleversés par un deuil soudain ou encore Güblin, la contrôleuse de Peri, qui entretient avec sa propre sœur une relation extrêmement épuisante et conflictuelle…
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Incarné par des interprètes au diapason (en particulier les intenses Öykü Karayel, Defne Kayalar, Fatih Artman et Funda Eryigit), tout ce beau monde se débat entre pression sociale, religieuse et familiale. La crise de nerfs n’est jamais bien loin, autant du côté des personnages masculins que féminins. Ethos n’élude ni la dimension sexiste de la religion – Yasin et son comportement colérique et machiste deviennent parfois insupportables – ni l’islamophobie rampante et le classisme* condescendant du côté des habitant·e·s aisés et athées d’Istanbul. Peri fait face à son malaise, sa colère et finit par comprendre qu’elle discrimine sa patiente et, plus généralement, les femmes voilées qui ont croisé sa route. Le créateur de la série, Berkun Oya, maintient un équilibre instable, mais il réussit à rendre justice aux différents personnages du récit, tous travaillés par des émotions similaires et une quête de soi, qu’importent leur religion ou leurs convictions.
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Une série qui panse les plaies de la société turque
Formellement, Ethos possède un style singulier. Le réalisateur prend son temps pour filmer les scènes intimes, familiales ou amicales, les étirant parfois pour accentuer un pathos dont on n’a pas vraiment l’habitude. Les productions occidentales, en particulier américaines, sont rythmées différemment et disséminent l’émotion autrement. Alors oui, c’est parfois un peu long et il faut s’habituer à ce rythme, mais les colères des un·e·s et des autres, les accès de violence ou, au contraire, les moments où la communication passe enfin saisissent par leur puissance.
Tous les personnages ont besoin de vider leur sac ou de pleurer un bon coup. On notera une grande différence avec notre culture : les hommes pleurent aussi, beaucoup, dans Ethos. Une des scènes finales illustre le pouvoir guérisseur des larmes : Yasin explique à sa femme qu’il ne veut plus la voir pleurer : “Ça suffit, ça fait deux ans, les larmes ne servent à rien”, explique-t-il, avant de lui-même fondre en larmes et de relâcher la pression. Il est cet homme au bord de la crise de nerfs (incroyable scène hystérique où il dévore un kaki dans un accès de colère), qui se rend compte qu’il ne contrôle rien.
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Le guide spirituel Ali Sadi Hoca connaît la puissance des larmes, qu’il ne retient ni face à un deuil prématuré ni face à sa fille aux aspirations différentes des siennes. La série aborde également les effets du traumatisme à travers le personnage de Ruhiye, dépressive et suicidaire, suite à un drame survenu quand elle était plus jeune. Comme une transmission inconsciente du traumatisme, l’un de ses enfants, âgé de près de dix ans, ne parle pas. Finalement, c’est en faisant face à son histoire passée que Ruhiye reviendra à la vie.
Lettre d’amour à la Turquie, à son histoire et ses habitant·e·s, Ethos propose d’étonnantes transitions musicales, pour les non initié·e·s, appelées “arabesques”. Les épisodes se terminent par des images d’archives d’Istanbul, tirées d’un documentaire filmé en 1964 par le réalisateur français Maurice Pialat. D’ailleurs, on pense forcément un peu à la France, à l’incompréhension qui règne entre les personnes athées et religieuses, mais aussi à l’islamophobie présente dans notre pays, où les femmes voilées sont les premières discriminées, réduites au silence et invisibilisées, encore plus quand les débats télévisés les concernent directement. “Que savons-nous de l’autre si on ne lui parle jamais ?”, nous chuchote Bir Başkadır.
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Cette belle série humaniste a créé un sacré débat en Turquie, où elle a été regardée par des millions de personnes. Dans une savoureuse mise en abyme, l’un des personnages d’Ethos, Melisa (Nesrin Cavadzade), est une jeune actrice qui joue dans une série très populaire qu’elle trouve nulle, seulement regardée par “les paysans de l’Anatolie”. Les épisodes suivants nous montrent qu’en réalité, toute la Turquie regarde ce soap. Dans la vraie vie, la qualité des séries turques laisse généralement à désirer, même si on peut toujours trouver des pépites. La série de Berkun Oya en fait partie et a été accueillie positivement par la presse, même si celle qui penche à droite a hurlé au blasphème, tandis que celle qui penche à gauche l’a trouvé trop timorée sur certains sujets politiques, rapporte Courrier international.
Toujours est-il que Bir Başkadır est vite devenue un phénomène de société : la jeune génération s’en est emparée et les mèmes ont fleuri sur l’Internet turc. Si une série seule ne peut pas réconcilier un pays profondément divisé, elle aura eu le mérite d’ouvrir le débat et de construire des ponts entre les cultures, militant pour une ouverture vers l’autre et les vertus de la communication. Dans un pays où des projets de Netflix comme If Only ou Love 101 sont censurés car ils mettent en scène des personnages LGBTQ+, ce n’est pas rien.
*Le classisme est un néologisme pour désigner les personnes qui en discriminent d’autres sur la base de leur classe sociale. Il s’agit majoritairement de personnes aisées qui jugent ou se moquent de personnes plus pauvres, manquant d’éducation ou de culture.
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