“L’histoire que je leur ai demandé de me raconter, ils et elles ne la racontent pas si souvent”, explique Pierre Langlais. Spécialiste des séries chez Télérama, il a décidé de donner la parole à une dizaine de showrunners et showrunneuses, dans un livre intitulé “Créer une série”, qui tiendra bientôt, à n’en pas douter, une place de choix dans la bibliothèque des sériephiles.
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Entre mai et décembre 2019, le journaliste s’est entretenu longuement avec la crème de la crème des créateurs et créatrices français·e·s et étranger·ère·s, un casting “de gens dont j’aime le travail et qui ont été des succès”. Showrunner lui-même le temps d’un livre, il a dressé sa wish list, essuyé quelques refus, avant de choisir ses “personnages”, comme il les nomme. Ce sera Michaela Coel (I may destroy you), rencontrée pour la première fois au Festival de La Rochelle où elle était venue présenter Chewing Gum, Bryan Elsley (Skins), Tom Fontana (Oz), Sally Wainwright (Happy Valley), tous deux croisés à Série Séries à Fontainebleau, Fabrice Gobert (Les revenants), Fanny Herrero (Dix pour cent), Ray McKinnon (Rectify), Adam Price (Borgen), Anne Landois (Engrenages), Frédéric Rosset (Irresponsable), Shawn Ryan (The Shield), David Simon (Treme) qu’il a interviewé de nombreuses fois, et le quatuor masculin d’Ainsi soient-ils : David Elkaïm, Vincent Poymiro, Rodolphe Tissot et Bruno Nahon.
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De ces longues interviews (entre 3 et 4 heures par scénariste, réalisées en plusieurs fois), Pierre Langlais en a tiré un livre aux entrées thématiques, qui retrace tout le parcours d’une série, de la naissance de son idée à son écriture, en passant par sa diffusion, et l’impossible deuil quand la fin arrive. Avec l’envie de revivre ces marathons émotionnels, aussi nourrissants et inspirants qu’épuisants, vécus par ces showrunners et showrunneuses sur leurs séries respectives.
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“Mon but, c’est qu’en refermant le bouquin, on se dise : ‘ok, maintenant je sais ce que c’est, l’expérience de créer une série’. Ce sont des marathoniens, je ne leur demande pas quelles chaussures porter ou quelle boisson ils préfèrent, je leur dis : ‘vas-y, raconte-moi le marathon. Et en 42 heures, ils se passent plein de trucs dans leurs têtes !”
On a envie de dire : mission accomplie. Pendant 300 pages (parfois assez touffues, c’est l’effet compilation de témoignages qui donne cette impression) illustrées de documents de travail exhumés des anciennes writer’s room, on suit leur passionnant processus créatif, espoirs et blocages… Vous apprendrez quelques termes techniques du milieu, comme l’arène, l’arche narrative, en rentrant dans les différentes étapes qui les emmènent à travailler seul·e·s, puis collectivement, avant de se retrouver à nouveau seul·e·s devant leur poste de télé pour découvrir leur série, les retours du public et des critiques, continuer le travail puis choisir (ou non) d’achever leur œuvre. Des anecdotes choquantes ou croustillantes émaillent l’essai, comme ce premier jet du personnage d’Andréa (incarnée par Camille Cottin) qui caractérisait le personnage ainsi : “une lesbienne tourmentée, qui ne couche qu’avec des hommes…”. Fanny Herrero débarque sur le projet et le repensera. Si chacune des personnes qui témoigne dans ce livre a son univers et sa personnalité, la showrunneuse française sort du lot par sa sincérité, sa capacité à revenir sur ses erreurs (c’était sa première série en tant que créatrice) et nous dévoiler son expérience des coulisses qu’on savait déjà houleuses de Dix pour cent.
Le livre démystifie également certains fantasmes liés au métier, notamment celui de la page blanche.
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“J’ai appliqué un principe journalistique de base : ne pas attendre une réponse particulière, par contre, j’ai besoin d’une réponse. La page blanche, par exemple, le constat, c’est que c’est bidon ! Je m’attendais à des choses comme ‘la page blanche, c’est terrible’, ‘j’en perds le sommeil’ et les trois quarts m’ont répondu : ‘c’est normal, ça va durer quelques jours et on se remet au travail’.”
Si les profils présents sont divers, on regrette que le livre ne propose pas une parité des personnes interviewées. Le fait que pour le moment, seules 33 % de scénaristes de séries soient des femmes complique la chose et crée l’inverse d’un cercle vertueux : les femmes sont surbookées et plus sollicitées que la moyenne masculine pour des interviews, donc moins disponibles. C’était le cas de Michaela Coel, en train d’écrire et de tourner I may destroy you quand Pierre Langlais la sollicite. Il a le nez creux tout de même : sa série est depuis sortie sur les écrans et c’est une bombe louée par la critique et ses pairs. “Elle était surmenée ; on a avancé par à-coups, de petites tranches de 30 minutes dès qu’elle avait un moment. Avec les autres, c’était des grandes plages d’une heure à chaque fois. Ce sont tous des gens généreux. Une fois qu’ils étaient rentrés dedans, ils kiffaient.”
D’autres mécanismes bien connus des féministes peuvent entrer en ligne de compte : un sentiment d’illégitimité, une confiance en soi généralement plus basse que les confrères masculins, et donc, une tendance à refuser ce type de projet qui les place dans la lumière.
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La part d’intimité
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Il faut dire que l’introspection, c’est ce qui nourrit les showrunners et showrunneuses. Le vieux débat – séparer l’œuvre de l’artiste – devient complètement caduc. “Créer une série” le démontre : ces scénaristes s’inspirent de leurs vies personnelles, de leurs obsessions, de la part d’ombre, pour accoucher d’une œuvre. Pierre Langlais approuve :
“Le plus édifiant c’est Fanny Herrero : Dix pour cent est une série légère, qui ne se présente pas comme un témoignage profondément intime. Mais quand on lit mon livre, on se rend compte, que si, elle y a mis beaucoup d’elle. Michaela Coel a presque fait l’effort inverse. Elle voulait parler d’elle et de son viol et elle s’est rendu compte qu’elle devait faire plus de recherches et multiplier les cas d’agressions sexuelles pour avoir un propos plus universel. Le titre de sa série reflète bien ça : ça devait être la date de son viol et c’est devenu un titre plus abstrait.”
De son côté, Ray McKinnon a perdu sa femme puis a été diagnostiqué d’un cancer pendant la fabrication de la première saison de Rectify : “Il me dit qu’au début, Daniel Holden devait mourir tout seul, sur un banc, abandonné par la société. ‘Il a fait tellement d’efforts dans la vie, il a eu tellement d’aide de la société, je pouvais pas l’abandonner’. Je joue aux psys de base, mais là, je pense qu’il me parle de lui. Il est dépressif depuis ses 15 ans. Il me parle de lui à ce moment-là, pas de son personnage !”
Tous et toutes n’entretiennent pas un rapport aussi intime à leur œuvre, mais Adam Price a créé Borgen par “ras-le-bol qu’on lui dise que sa génération n’était pas politisée”, et David Simon est amoureux de La Nouvelle-Orléans et rêvait d’en faire une série dessus. “Un scénariste cynique ne fera pas une bonne série. Pour faire une bonne série, il faut que son créateur soit émotionnellement impliqué dedans. Il doit parler de lui, d’une façon ou d’une autre.”
Dans le petit milieu des séries, plusieurs critiques (Olivier Joyard avec J’ai deux amours sur Arte, Marianne Levy travaille sur Christmas Flow, Nicolas Robert sur Cherif…) sont passé·e·s de l’autre côté du miroir, devenant à leur tour des raconteurs et raconteuses du petit écran. Est-ce que Pierre Langlais ne serait pas tenté lui aussi après l’écriture de ce livre ? “Jamais de la vie, c’est trop dur, j’aurais trop la trouille ! Je pense que pour être showrunner, il faut avoir tellement envie de raconter ces histoires que tu n’as pas le choix.”
“Créer une série” est sorti le 3 mars dernier aux éditions Armand Colin.